Sous un vernis d’occidentalisation, la Thaïlande reste fidèle à une approche à la fois opportuniste et insaisissable.
Il y a une vingtaine d’années, à la question d’un journaliste étranger sur « qu’est-ce qu’être thaïlandais ? », une étudiante en licence de sciences politiques de l’université Thammasat répondit : « C’est prendre des choses d’un peu partout et en faire un mélange qui donne, au bout du processus, quelque chose de thaï ». Peut-être sans le savoir, cette étudiante marchait dans les pas d’un illustre prédécesseur, le prince Damrong Rajanuphab, demi-frère du roi Rama V, qui déclarait au début du XXème siècle : « Les Thaïs savent comment choisir. Quand ils voient quelque chose de bon dans la culture d’autres peuples, si cela n’est pas en conflit avec leurs propres intérêts, ils n’hésitent pas à l’emprunter et à l’adapter à leurs propres conditions ».
De nombreux exemples historiques illustrent ce pragmatisme : de la centralisation bureaucratique sous le roi Rama V (règne 1868-1910) aux techniques d’accumulation du capital après la seconde guerre mondiale que les régimes militaires thaïlandais ont adoptées sans complexes quand d’autres pays de la région se barricadaient derrière des idéologies communistes ou neutralistes. Et la Thaïlande actuelle, comme le Siam d’autrefois, n’a pas exclusivement puisé dans les idées, normes et pratiques de l’Occident. Georges Coedès a exposé comment les élites des pays d’Asie du Sud-Est ont adopté et adapté la culture politique hindouiste à une époque où celle-ci jouait le rôle de modèle dans cette partie de la planète. Le bouddhisme Theravada, un des piliers de la culture thaïlandaise, est, lui, venu par Ceylan. Bien plus tard, sous le roi Rama III (règne 1824-1851), le goût chinois s’est répandu à la cour du Siam au moment où le commerce des jonques reprenait vigueur et les produits de luxe chinois inondaient les marchés de Bangkok.
Les cultures de tous les pays résultent, bien évidemment, d’une combinaison d’influences venues d’ailleurs, mais rares sont les pays, comme la Thaïlande, qui semblent apparemment offrir si peu de résistances aux incursions. Les missionnaires chrétiens venus au Siam au XVIIème siècle s’étaient mêmes montés la tête : « Nous pensons pouvoir convertir facilement le roi d’Ayutthaya », assuraient-ils à leurs supérieurs à Paris et à Rome. Résultat : la proportion de chrétiens en Thaïlande est parmi la plus faible d’Asie du Sud-Est. Mais il reste le meilleur de cette influence religieuse venue de l’Ouest : les écoles où continuent, des siècles après, d’être formée l’élite du pays. Prendre, mais ne pas se laisser dénaturer, c’est peut-être là la force de ce peuple dont certains historiens aiment à clamer le caractère unique.
Il est toutefois courant de lire, dans les vingt dernières années, des auteurs thaïlandais qui déplorent l’occidentalisation, laquelle aurait commencé à détruire une « culture thaïlandaise » empreinte d’harmonie, de respect de l’autre et d’équilibre avec la nature. Cette vision simpliste s’appuie sur des mythes entretenus par une version officielle de l’histoire véhiculée par le système scolaire. L’occidentalisation a commencé en partie de par la volonté des élites aristocratiques autour du roi Rama V, désireuses de projeter une image de « pays civilisé ». Et non pas forcément, comme il est souvent dit, parce que le Siam risquait d’être absorbé par les puissances coloniales, mais parce que les élites siamoises souhaitaient accroître leur prestige dans l’arène internationale en projetant une image de modernité et tenaient à se placer sur le même plan que les colonisateurs. Si besoin est, par imitation des Occidentaux en adoptant le « style victorien ». Lorsqu’il arriva à Java en 1896, le roi Rama V (ou Chulalongkorn) nota dans son carnet de voyage : « J’étais entouré par la foule. Mais ils s’écartèrent au fur et à mesure que j’avançais. C’est un avantage pour moi de porter un costume occidental parce que les locaux craignent les Européens ».