L’image de la Birmane Aung San Suu Kyi discutant, pendant son récent séjour à Bangkok, avec le Thaïlandais Abhisit Vejjajiva inspire des sentiments mélangés. Ces deux brillants politiciens, tous deux diplômés dans la même discipline (Sciences politiques) de l’Université d’Oxford, tous deux des exemples de leaders asiatiques qui ont mûri dans le giron de la vieille Europe, apparaissent aujourd’hui bien différents l’un de l’autre. Ce qui les sépare n’est pas seulement l’âge – Aung San Suu Kyi a 67 ans et Abhisit 48 ans -, mais aussi le chemin parcouru : Aung San Suu Kyi a émergé dans l’arène politique en prenant la tête, en 1988, d’un mouvement pro-démocratique écrasé sous la mitraille par les militaires birmans ; Abhisit, alors Premier ministre, a fait réprimer dans le sang par l’armée les manifestations de Bangkok en mai 2010. A quoi, il faut peut-être ajouter un parcours personnel et une approche culturelle que le passage par les allées boisées et venteuses de l’Oxfordshire n’a pas effacé.
Aung San Suu Kyi a passé une partie importante de sa jeunesse en Inde, où elle s’est imprégnée des écrits de Gandhi ; elle a fait sa propre synthèse de la philosophie d’action du Mahatma et en a tiré une morale politique basée sur la fidélité à des principes intangibles, posés d’entrée de jeu. Un manque de flexibilité qui, parfois, semble la placer en contradiction avec ses propres partisans. Devenu Premier ministre, Abhisit a, lui, vite tourné le dos aux «principes» pour verser dans les combines et les compromissions qui sont le lot quotidien de la politique thaïlandaise.
Non pas que les principes n’ont pas droit de cité dans le discours politique thaïlandais. Depuis son éviction du pouvoir par un coup d’Etat en septembre 2006, l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra a ainsi maintes fois invoqué la démocratie et la justice pour fustiger ses ennemis politiques. Mais ces principes sont le plus souvent invoqués a posteriori : c’est le même Thaksin qui, alors au pouvoir, déclarait en 2004 que la «démocratie n’était pas une fin en soi». Ils semblent être plus des instruments rangés et ressortis au gré des circonstances que des règles du jeu.
L’actuelle impasse de la politique thaïlandaise, rendue manifeste par les très fortes tensions autour du projet de loi de réconciliation, illustre ce point. Les mêmes politiciens, comme Abhisit et les autres dirigeants du Parti démocrate, qui ont profité du coup d’Etat de 2006 pour s’emparer du pouvoir, invoquent aujourd’hui l’inconstitutionnalité d’un projet de loi visant à permettre une réforme de la constitution. Mais les militaires, soutenus par les Chemises jaunes et alliés d’Abhisit n’ont-ils pas, en 2006, commis l’acte le plus grave qui soit contre un gouvernement élu et constitutionnel ? N’ont-ils pas d’un trait de plume aboli la constitution, saluée comme la plus démocratique de l’histoire de la Thaïlande, de 1997 ? Abhisit n’a-t-il pas été, tout au long, complice de ce viol éhonté de la légitimité constitutionnelle ? Il suffit d’ajouter que l’initiateur de ce projet de loi de réconciliation est celui-là même qui avait mené le coup de 2006 (le général Sonthi Boonyaratklin) pour compléter ce tableau surréaliste.
De combines en compromissions, la situation est devenue inextricable. Aucune voie de sortie n’est visible. Même les juges sont décrédibilisés, ayant trop longtemps préféré choisir l’option facile des «jugements politiques». La décision de la Cour constitutionnelle, juste après l’élection triomphale de Thaksin en 2001, de l’acquitter de l’accusation de fausse déclaration de patrimoine et de souscrire à son explication «d’erreur honnête» avait lancé la mécanique infernale qui continue aujourd’hui à tourner.