Catégories
Analyse Société Thaïlande

Chronique siamoise : un bouddhisme en petite forme

Des bonzes occidentaux apportent une nouvelle jeunesse à un bouddhisme thaïlandais en voie d’essoufflement.

Dans ce monastère établi sur 50 hectares de forêt dans la province d’Ubon Ratchathani, dans le nord-est de la Thaïlande, les règles sont strictes : pas d’appareils photos, pas de téléphones portables, pas d’animaux domestiques en liberté. Les femmes doivent être habillées en blanc et se tenir à «deux bras de distance» des bonzes quand elles leur parlent. Toute une partie du monastère est interdite d’accès à ceux qui n’ont pas été ordonnés bonzes, y compris aux novices, c’est-à-dire ceux qui sont en phase d’apprentissage avant d’endosser le froc.

Autour du bot, la chapelle du monastère, des femmes et des hommes vêtus de blanc, méditent les yeux fermés, assis en tailleur. D’autres s’exercent à la «méditation en marchant» allant et venant lentement le long du sala, la salle où se tiennent les cérémonies. Dans la forêt où les kutis (cabanes) des bonzes sont disséminés, des moines marchent en long et en large, eux aussi méditant.

L’un d’eux astique une magnifique statue de Bouddha marchant en bronze. L’endroit respire la discipline et la sérénité. Tout est empreint de silence. On n’entend guère que le crissement des ailes des insectes, des hululements de chouette ou parfois des écureuils qui crapahutent de branche en branche. Un monastère bouddhique selon la tradition, tel qu’on l’imagine.

C’est le Temple international de la forêt (en thaï : Wat Pah Nanachat), établi en 1974 par un bonze de la tradition de la forêt, Ajahn Cha, et un de ses disciples d’origine américaine, Ajahn Sumedho. N’y résident que des bonzes occidentaux qui ont suivi dix-huit mois d’apprentissage avant de pouvoir être ordonnés, et, quelquefois, un bonze sri-lankais ou laotien de passage.

Cet endroit peut être comparé à de nombreuses pagodes de Bangkok ou de province. Des pagodes transformées en parking, où des vendeurs de brochettes côtoient des pick-up pétaradants, où les marchands du temple ont élu domicile, et qui vantent leurs mérites – un abbé aux capacités de guérison hors du commun, un temple qui fabrique des poignards ensorcelés, un autre dont les amulettes sont parées d’innombrables vertus… – sur des panneaux publicitaires criards plantés le long des routes.

Des pagodes envahies par la confusion bruyante du monde extérieur, rongées par le commercialisme. Bien sûr, il existe des temples thaïlandais où la discipline reste stricte et qui essaient de préserver une certaine pureté, mais force est de constater qu’ils sont bien rares. Comment expliquer que ce sont des Occidentaux qui parviennent le mieux à perpétuer l’idéal originel du Bouddha, à cheminer sans trop s’écarter de l’étroite voie du juste milieu ?

Peut-être, parce que justement, leur engagement dans cette religion d’apparence exotique est un choix, une décision mûrie de s’arracher à leur environnement culturel pour s’immerger dans une autre tradition. Les hommes thaïs, eux, deviennent presque tous bonzes au seuil de leur vie adulte, pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Rien de spécial à cela. C’est souvent seulement un rite de passage. Très peu resteront durablement dans les ordres.

Les statistiques l’attestent : entre 2000 et 2010, le nombre d’hommes thaïlandais qui sont devenus bonzes a chuté de 70 %. La contamination de la vie religieuse par la cacophonie profane a érodé le prestige et l’attrait de la pagode bouddhique. La liste des moines thaïs de grand renom est longue – Phra Buddhadasa, Phra Payutto, Ajahn Man, Ajahn Cha, Ajahn Panya…-, mais presque tous sont nés avant la seconde guerre mondiale. Ce qui constitue les fondements de la moralité des Thaïs de confession bouddhiste (95 % de la population) s’évapore lentement devant les assauts des nouvelles formes de consumérisme, du matérialisme à tout va, de la quête du prestige et de la richesse. L’essentiel de l’activité des bonzes est orienté vers une sorte d’échange social : cérémonies de bénédiction contre offrandes, parrainage religieux contre soutien financier. On entend parfois des bonzes lors de cérémonies annoncer par haut-parleur les sommes offertes et le nom des donateurs, comme s’il s’agissait d’une vente aux enchères.

Il ne serait pas si ironique que cela que le cœur de l’enseignement du bouddhisme theravada soit entretenu dans des monastères occupés par des moines étrangers. Après tout, le bouddhisme a presque totalement disparu de son pays d’origine, l’Inde, et n’a dû sa survie qu’à son développement dans des pays où il s’est implanté ultérieurement : Tibet, Chine, Japon, Corée, pays d’Asie du Sud-Est. Et les forces nouvelles du catholicisme se situent bien plus dans les pays en voie de développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud que parmi les vieilles nations où il a fleuri des siècles durant.

Catégories
Analyse Asie Cambodge Histoire Politique

La Chine et le Cambodge dans une phase de complicité

Pékin a soutenu tous les régimes cambodgiens depuis 1953. S’il a fallu du temps avec Hun Sen, les relations sont au beau fixe depuis plus de douze ans.

Trois voies de pénétration vers le Sud ont été traditionnellement empruntées par la Chine : le Pakistan, pour contourner l’Inde ; la Birmanie, à la fois pour la même raison et pour atteindre l’Asie du sud-est péninsulaire et insulaire ; le Cambodge, enfin, pour contourner le «frère ennemi», le Vietnam.

Norodom Sihanouk, au pouvoir de l’indépendance en 1953 jusqu’à son éviction en 1970 par une cabale encouragée par Washington, a toujours été soutenu par la Chine. En résidence surveillée quand les Khmers rouges étaient au pouvoir (1975-1979), il a sans doute été sauvé, à l’époque, par les Chinois. Il dispose, encore aujourd’hui, d’un palais à Pékin où il passe une bonne partie de son temps.

Sous les Khmers rouges, quelque trois mille conseillers chinois étaient stationnés au Cambodge (où ils ont dirigé, notamment, la construction de la longue piste aérienne de Kampong Chhnang). Ils ont été rapatriés, à la sauvette, quand l’armée vietnamienne a occupé le pays fin 1978-début 1979 (un avion chinois a été, en particulier, chargé de récupérer Sihanouk).

La Chine a soutenu Sihanouk et les Khmers rouges contre le régime mis en place à Phnom Penh sous tutelle vietnamienne, dont Hun Sen devient le premier ministre en 1985. Il faut attendre la «normalisation» des relations entre Hanoi et Pékin et l’accord de paix de Paris (1991) pour que la Chine commence à gommer son hostilité à l’égard de Hun Sen (une unité d’ingénieurs chinois participe à l’intervention de l’ONU de 1991 à 1993).

Alors que Sihanouk, remonté sur son trône en 1993, vit entre Pékin et Phnom Penh, la détente entre la Chine et Hun Sen n’interviendra réellement qu’en février 1999, lors d’une visite du premier ministre cambodgien à Pékin. Les bases d’une coopération sont jetées dans tous les domaines, y compris diplomatique. Au fil des années, l’aide chinoise passe au premier rang, les investissements également. L’absence d’animosité des Cambodgiens à l’égard des Chinois facilite l’opération, – contrairement à leur attitude vis-à-vis de leurs voisins thaïlandais ou vietnamiens.

En décembre 2009, une vingtaine de Uyghours, qui avaient réussi à se réfugier au Cambodge au lendemain des émeutes de juillet à Urumqi (capitale du Xinjiang), sont renvoyés en Chine où deux d’entre eux, au moins, seront plus tard condamnés à la prison à perpétuité. Deux jours après leur expulsion, le vice-président Xi Jinping, étoile montante du PC chinois, se rend à Phnom Penh pour y signer quatorze accords commerciaux d’un montant supérieur à 600 millions d’€. En avril 2012, à la veille du vingtième sommet de l’Asean sous présidence cambodgienne, le chef de l’Etat chinois Hu Jintao effectue une visite surprise dans la capitale du Cambodge. Le sommet n’aborde pas, ainsi que le réclame la Chine, la question des contentieux en mer de Chine du Sud.

L’arrestation de Patrick Devillers, qui aurait été réclamée par Pékin, est une affaire qui va se traiter à trois puisque Paris ne peut accepter un processus pour le moins obscur sur le plan légal. Le risque, pour Pékin, est également la réaction d’alliés plus faibles mais qui ne peuvent donner l’impression de se faire bousculer trop ouvertement par Pékin. A plus long terme, la Chine doit tirer les leçons de la façon dont la Birmanie a mis un terme, sans autre façon, à la construction par les Chinois d’un énorme barrage sur l’Irrawaddy pour alimenter le Yunnan en électricité.

Jean-Claude Pomonti

Catégories
Analyse Société Thaïlande

Chronique siamoise : le poids terrible de l’index accusateur

Un chiffonnier, suspecté d’avoir lancé du produit désinfectant au visage de plusieurs personnes, a été présenté par la police à la presse selon un rituel bien rodé.

C’est une scène dont raffolent les médias et la police thaïlandaise, une scène soigneusement mise au point comme le serait un rituel religieux ou une audience au tribunal. Le «suspect» est assis au milieu derrière la table, entouré de ses victimes, avec dans le dos une haie serrée d’officiers de police, tous faisant face aux flashes des photographes. Lui, c’est Rachan Theerakitnukul, 49 ans, un chiffonnier, un saleng, qui ramasse les vieux journaux et les bouts de ferraille – la lie de la société thaïlandaise. De quoi est-il accusé ? D’avoir vaporisé le visage d’une trentaine de personnes, dont, soulignent avec horreur les médias du Pays du sourire, une étrangère, avec un produit désinfectant pour les toilettes. Ce petit fait de société qui laisserait indifférent ailleurs a, ici, passionné une bonne partie des médias, lesquels durant une dizaine de jours ont tenu leur lectorat en haleine avec le récit de l’enquête policière pour retrouver le «lanceur d’acide», devenu une sorte de Jack the Ripper tropical.

Parmi la multitude des détails sur la façon dont ce Landru embusquait ses victimes, quelques lignes sur ses motivations telles qu’il les explique : «la discrimination sociale», «les insultes par des gens de la société». «Cela m’a mis à bout», dit-il le regard plein de repentance. Comme les amulettes bouddhiques qui n’acquièrent leur pouvoir qu’une fois investies par une cérémonie appropriée, cette scène ne peut prendre vie que si un rituel particulier est suivi, celui du «doigt accusateur» (ji niou). En Thaïlande, pointer quelqu’un du doigt est une grave insulte, désigner de l’index une statue de Bouddha peut vous jeter dans des ennuis sérieux. «Pointer avec un doigt quel qu’il soit (…) est approprié strictement pour les objets non humains. Seuls les plus bas et les plus méprisables des hommes le souffriront, et seuls les plus puissants et les plus arrogants l’infligeront», écrit Mont Redmond (1). Rachan le ferrailleur, déjà au plus bas de l’échelle, est enfoncé plus bas encore par la honte de ses méfaits. Les victimes thaïlandaises obtiennent une petite revanche contre le sérieux désagrément infligé (certaines ont eu la peau abîmée, les dommages aux yeux auraient pu être sérieux) en pointant ce terrible doigt accusateur. Elles disent à la victime étrangère d’assouvir aussi sa vengeance, de tendre l’index, mais celle-ci ne comprend pas le rituel. Farang phut yak ! (ils n’y comprennent rien, ces Farangs). «Pour la caméra», insistent les Thaïlandais. Alors hésitante, l’air désarçonnée, l’Européenne pointe le doigt, à droite, à gauche, devant elle vers les ustensiles du chiffonnier… Tout cela manque un peu de conviction.

Le suspect, lui aussi, peut pointer le doigt, mais uniquement vers des objets ou des lieux, lors de la «reconstitution», deuxième acte indispensable de ce théâtre médiatico-policier : le panneau «Lat Prao Soi 26», la passerelle où il attendait ses innocentes victimes… Les objets, les lieux, ne s’offusquent pas, ils n’ont pas de face, ils sont devenus les complices du misérable. Les mains jointes dans un wai permanent, Rachan répond, docile et contrit, aux questions qui fusent des reporters, lesquels semblent se repaître de son désarroi comme des loups devant une brebis galeuse. Rachan réalise la folie de son geste, de cette rébellion insensée contre la violence structurelle qui impose aux pou noï (petites gens) ne de pas tenter de sortir la tête de l’eau. Des images passent dans sa tête : les conducteurs de limousines qui le klaxonnent avec véhémence quand sa charrette à pédales freine la circulation, les mots blessants lancés par ceux à qui il demande s’ils ont des cartons ou des objets usagers à lui donner… Sur la chaîne de télévision TNN, des présentatrices commentent l’affaire : «il faut reconnaître que la vie est parfois dure pour ces gens-là. Mais tout de même, ce n’est pas une raison pour causer des ennuis aux autres». Et c’est vrai, les attaques dont il est accusé sont des méfaits sérieux. S’il est condamné, il est d’ailleurs passible de quatre ans de prison. En Thaïlande, il est permis de pointer du doigt des êtres humains, mais dans une direction seulement, de haut en bas.

(1) Wondering into Thai Culture, Mont Redmond, Redmondian Insight Enterprises, Bangkok, 1998

 

Catégories
Analyse Indonésie

En Indonésie, la sécurité… derrière des barreaux

Depuis la chute de l’autocrate Suharto en 1998, la libéralisation de l’Indonésie n’est pas un acquis mais un combat permanent.  Un athée en fait les frais.

«A défaut de l’éclosion immédiate d’un mouvement très large de soutien à la liberté de parole et d’expression – comprenant l’interrogation sur l’existence de Dieu –, Alexander est plus en sécurité derrière des barreaux, loin de la menace représentée par des voyous pleins de suffisance.» Telle est la conclusion, pour le moins pessimiste, d’un éditorial du Jakarta Post sur le dernier exemple d’intolérance en Indonésie. De la part, cette fois, de la justice.

Alexander Aan, 32 ans, se proclame athée sur Facebook et a publié trois articles rapportant des hadiths critiques du prophète Mahomet. Dans la foulée, en janvier 2012, Alexandre a été brutalement battu par une foule dans sa ville de Pulan Punjung (à Sumatra Ouest) et arrêté par la police. Un tribunal de Sumatra Ouest vient de le condamner à deux ans et demi de prison et à plus de 7.000 € d’amende pour s’être publiquement déclaré athée et avoir répandu la haine religieuse.

Alexander, un fonctionnaire appartenant à l’ethnie minangkabau, a été reconnu coupable d’avoir violé une loi controversée de 2008 sur les transactions électroniques en livrant des informations susceptibles d’engendrer la haine entre individus et groupes sur la base d’affiliations ethniques, religieuses, raciales ou sociétales. Le président du tribunal lui a reproché d’avoir «délibérément» publié des textes jugés diffamatoires à l’égard du prophète. Ceux qui l’ont battu n’ont pas été interpellés et encore moins traduits en justice.

Dans un pays où le pouvoir central semble de plus en plus effacé, la tolérance de la justice et de la police à l’égard des violences de ceux qui prennent la loi entre leurs mains ne se dément donc pas. Le pire exemple de cette tendance s’est produit en février 2011 après le lynchage par une foule déchainée de trois membres de la secte Ahmadiyah, jugée déviante. Un autre membre de cette secte, qui a été grièvement blessé en tentant d’empêcher le lynchage de ses coreligionnaires, a été condamné à six mois de prison pour s’être interposé en vain. Les douze meneurs ont été condamnés à des peines de trois à six mois de prison pour avoir entraîné la foule à commettre les assassinats.

Alexander Aan, rapportent les avocats indonésiens des droits de l’homme, n’aurait jamais dû être inculpé pour deux raisons évidentes : la liberté d’expression et la protection des droits des minorités, y compris de ceux des athées. Si l’immense majorité (85%) des 140 millions d’Indonésiens se réclament de l’islam, leur Constitution est séculaire. Les ONG des droits de l’homme estiment que la traduction d’Alexander en justice est un exemple de «criminalisation de la liberté d’expression» et que n’importe qui peut devenir ainsi la cible de la justice. L’image d’une Indonésie démocratique et prônant un islam modéré en est une nouvelle fois écornée.

La passivité du pouvoir, l’attitude partisane de certains ministres, de tribunaux et, en règle générale, de la police, qui ne veulent pas s’opposer aux exactions commises par des milices islamistes, ne sont pas de bon augure pour ceux qui souhaitent ancrer les libertés. De multiples pétitions circulent dans ce sens. Mais, compte tenu des méthodes de ceux qui s’opposent à Alexander et du laxisme des autorités à leur égard, l’athée est sans doute plus à l’abri en prison.

Jean-Claude Pomonti

Catégories
Analyse Politique Thaïlande

Chronique siamoise : où sont les arbitres ?

L’absence de médiateurs respectés en Thaïlande laisse libre cours à des déchirements politiques qui frisent l’absurde.

Dans les années 60, des anthropologues anglo-saxons avaient identifié l’évitement des conflits comme étant une caractéristique fondamentale de la «société faiblement structurée» qu’était, à leurs yeux, la Thaïlande. Revers de ce trait sympathique relevé par les mêmes observateurs : la perte de tout contrôle de soi, de toute mesure, de tout sens du justifié et de l’injustifié quand un conflit est déclaré malgré les efforts pour l’étouffer dans l’œuf. Outre la question de la perte de face qui ne peut se compenser que par une destruction absolue du fautif, il faut y ajouter la difficulté à distinguer entre acteurs du conflit, simples observateurs et ceux qui essaient d’apaiser les tensions. Le désordre politique actuel autour de la question de la réforme constitutionnelle illustre cette propension à qualifier toutes les parties impliquées comme étant partiales (khao khrang).

Traditionnellement, les deux parties à un conflit étant incapables d’agir raisonnablement, on fait appel à un médiateur (khon klang), une personne reconnue pour sa séniorité et son caractère impartial. Dans le passé, l’abbé de la pagode, parfois un chef de village particulièrement respecté ou un oncle vénérable remplissaient souvent ce rôle. Dans le contexte de la politique nationale, cette fonction est essentiellement dévolue au roi, garant de l’unité du pays et donc de l’harmonie entre tous les Thaïlandais. Depuis 2006, le roi Bhumibol, âgé alors de 79 ans et dont la santé est déclinante, a paru dépassé par les événements ou à tout le moins réticent à jouer un rôle d’arbitre et a clairement poussé les tribunaux à s’en saisir. Ce volontarisme de l’appareil judiciaire a été désastreux. Il a plus abouti à une politisation de la justice qu’à une judiciarisation du monde politique. Protégé par des lois proches de celles réprimant le crime de lèse-majesté, les juges ont multiplié les décisions partiales sans pouvoir être critiqués. Quelques juridictions professionnelles ont émergé avec les honneurs de ce marasme, notamment les Cours administratives de création relativement récente, mais beaucoup d’autres ont perdu tout crédit aux yeux de la population.

A cet égard, l’attitude de la Cour constitutionnelle, qui a décrété le 1er juin une injonction pour suspendre le débat parlementaire sur la réécriture d’un article de la constitution, laquelle aurait permis la réforme de cette même constitution, est parlante. Interprétant l’article 68 de la charte en dépit du bon sens, la Cour constitutionnelle s’est arrogé le pouvoir de suspendre un débat parlementaire sur la simple présomption d’un futur complot pour renverser la monarchie constitutionnelle. La torsion des alinéas pour en retirer ce que l’on recherche n’est pas nouvelle. Les codes de lois écrites ont à peine un siècle en Thaïlande et, sauf pour les lois sur la famille, ils ont été une importation directe de l’Occident. L’esprit de la loi n’a pas encore beaucoup de poids dans un pays où d’innombrables esprits, bien plus malicieux, ont leur logis dans les jardins, au bord des virages dangereux et au fin fond des forêts. Quelles sont les «mains invisibles» qui agissent derrière la Cour ? L’argument du renversement de la monarchie est celui de tous les faiseurs de coup d’Etat. Qu’un expert juridique tel que Meechai Ruchupan, scribe des putschistes depuis des décennies, insiste sur la justesse de l’attitude de la Cour ne peut qu’éveiller des soupçons. Au royaume du clientélisme, il n’existe pas – ou du moins très peu – d’experts, pas plus en matière de droit que de mesures anti-inondations ; il n’existe que des aboyeurs qui défendent leur maître respectif.

La réaction des Chemises rouges après l’injonction de la Cour constitutionnelle confirme la faillite du système. Elles ont demandé le limogeage des sept juges qui ont voté pour l’injonction, c’est-à-dire des sept juges qui ont statué contre leurs intérêts. Elles menacent de mobiliser leurs troupes pour faire prévaloir la force sur le droit. Mais quel droit ? Ou plutôt : le droit de qui ? A tort ou à raison, il n’y a plus de respect de l’appareil judiciaire, plus de médiateurs, plus de croyance dans des principes supérieurs, mais simplement une lutte implacable, becs et ongles, pour vaincre et dominer. Et, passé un certain niveau de progression, il risque d’être difficile de stopper cette tumeur malsaine.

Catégories
Analyse Asie Histoire Viêtnam

Leon Panetta à Cam Ranh: l’accélération de l’histoire

Dans la foulée de la victoire vietnamienne de 1975, le cours de l’histoire a été fort lent entre Washington et Hanoi. Mais, tout à coup, il semble s’accélérer.

Voilà deux ans encore, qui aurait pu penser qu’un chef du Pentagone, de surcroît ancien patron de la CIA, aurait pu aller admirer, au Vietnam, Cam Ranh et ses installations aéroportuaires en se rendant à bord du USNS Richard E. Byrd, navire ravitailleur américain  ancré dans la baie ? Leon Panetta l’a pourtant fait le 3 juin après avoir annoncé, la veille à Singapour, un renforcement de la présence militaire en Asie et avant de se rendre à Hanoi pour s’y entretenir, le lendemain, avec le premier ministre vietnamien Nguyên Tan Dung.

On en oublierait presque que le président Lyndon Johnson était allé à Cam Ranh avant l’offensive du Têt de 1968 pou y prodiguer ses encouragements au contingent américain. A la tribune figuraient alors les deux faucons de service, le général William Westmoreland et le proconsul américain à Saigon Ellsworth Bunker. On en oublierait également le très lent cheminement après la victoire communiste de 1975. A la suite de l’humiliante défaite américaine, deux diplomates clairvoyants se sont efforcés, en vain, de ménager l’avenir, Nguyen Co Thach et Richard Holbrooke. Un combat frustrant qui n’a pas abouti.

En 1978, alors que la Chine avait déjà grignoté les positions vietnamiennes en mer de Chine du Sud et qu’elle appuyait Pol Pot au Cambodge, le bureau politique du PC vietnamien n’a trouvé qu’une porte de sortie : s’en remettre à son seul point d’appui à l’étranger, une Union soviétique à bout de souffle, pour répondre aux débordements incessants des Khmers rouges. Ce fut le pacte de fin 1978 : le financement soviétique de l’intervention militaire vietnamienne au Cambodge ; et, entre autres dispositions, la concession pour vingt-cinq ans aux Soviétiques de l’ancien complexe aéroportuaire américain de Cam Ranh. Quand, après s’être rendu aux Etats-Unis en janvier 1979, Deng Xiaoping a lancé ses troupes à travers la frontière entre la Chine et le Vietnam, les relations de Hanoi se sont retrouvées non seulement au plus bas avec Pékin mais aussi avec Washington.

La pente à remonter a été lente et ardue. Le président Bill Clinton a dû attendre 1994 pour pouvoir lever l’embargo économique imposé en 1975 au Vietnam et l’année suivante pour établir des relations diplomatiques avec Hanoi. Et il a fallu attendre l’admission du Vietnam au sein de l’OMC, en 2007 seulement, pour que les capitaux américains s’intéressent à ce pays ouvert aux investissements étrangers depuis 1986, soit depuis plus de vingt ans. Sur le plan politique, le mouvement a été encore plus lent. Si Bill Clinton s’est rendu au Vietnam en 2000 et George W. Bush en a fait autant en 2007, un engagement américain ne s’est réalisé qu’en 2010, quand Hillary Clinton, de passage à Hanoi, y a manifesté l’«intérêt» de son gouvernement pour des solutions pacifiques aux contentieux en mer de Chine du Sud. En 2011, les Etats-Unis et le Vietnam ont, finalement, signé un Protocole d’accord militaire limité et peu contraignant.

Désormais, l’Histoire a clairement retrouvé sa logique. Le Vietnam, rappelait l’éminent savant Paul Mus, a été le seul pays à avoir barré, au fil des siècles, la route du Sud aux Chinois. Et c’est bien cet aspect des choses que retient aujourd’hui Washington à un moment où il s’agit de contenir la Chine sans le dire. Dans la foulée de la fin des interventions militaires américaines en Irak et en Afghanistan, de nouveaux équilibres apparaissent  dans une immense zone qui comprend l’Océan indien et le Pacifique. Petit voisin de la puissante et débordante Chine, le Vietnam ne saurait l’ignorer. A Leon Panetta et aux autres stratèges de Washington d’imaginer l’avenir en intégrant le rôle que peut jouer ce Vietnam redevenu un pays charnière dans les rééquilibrages en cours. On n’a sûrement pas fini de reparler de Cam Ranh, mais en songeant à l’avenir, non au passé.

Jean-Claude Pomonti

Catégories
Analyse Politique Thaïlande

Chronique siamoise : le principe de relativité

L’image de la Birmane Aung San Suu Kyi discutant, pendant son récent séjour à Bangkok, avec le Thaïlandais Abhisit Vejjajiva inspire des sentiments mélangés. Ces deux brillants politiciens, tous deux diplômés dans la même discipline (Sciences politiques) de l’Université d’Oxford, tous deux des exemples de leaders asiatiques qui ont mûri dans le giron de la vieille Europe,  apparaissent aujourd’hui bien différents l’un de l’autre. Ce qui les sépare n’est pas seulement l’âge – Aung San Suu Kyi a 67 ans et Abhisit 48 ans -, mais aussi le chemin parcouru : Aung San Suu Kyi a émergé dans l’arène politique en prenant la tête, en 1988, d’un mouvement pro-démocratique écrasé sous la mitraille par les militaires birmans ; Abhisit, alors Premier ministre, a fait réprimer dans le sang par l’armée les manifestations de Bangkok en mai 2010. A quoi, il faut peut-être ajouter un parcours personnel et une approche culturelle que le passage par les allées boisées et venteuses de l’Oxfordshire n’a pas effacé.

Aung San Suu Kyi a passé une partie importante de sa jeunesse en Inde, où elle s’est imprégnée des écrits de Gandhi ; elle a fait sa propre synthèse de la philosophie d’action du Mahatma et en a tiré une morale politique basée sur la fidélité à des principes intangibles, posés d’entrée de jeu. Un manque de flexibilité qui, parfois, semble la placer en contradiction avec ses propres partisans. Devenu Premier ministre, Abhisit a, lui, vite tourné le dos aux «principes» pour verser dans les combines et les compromissions qui sont le lot quotidien de la politique thaïlandaise.

Non pas que les principes n’ont pas droit de cité dans le discours politique thaïlandais. Depuis son éviction du pouvoir par un coup d’Etat en septembre 2006, l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra a ainsi maintes fois invoqué la démocratie et la justice pour fustiger ses ennemis politiques. Mais ces principes sont le plus souvent invoqués a posteriori : c’est le même Thaksin qui, alors au pouvoir, déclarait en 2004 que la «démocratie n’était pas une fin en soi». Ils semblent être plus des instruments rangés et ressortis au gré des circonstances que des règles du jeu.

L’actuelle impasse de la politique thaïlandaise, rendue manifeste par les très fortes tensions autour du projet de loi de réconciliation, illustre ce point. Les mêmes politiciens, comme Abhisit et les autres dirigeants du Parti démocrate, qui ont profité du coup d’Etat de 2006 pour s’emparer du pouvoir, invoquent aujourd’hui l’inconstitutionnalité d’un projet de loi visant à permettre une réforme de la constitution. Mais les militaires, soutenus par les Chemises jaunes et alliés d’Abhisit n’ont-ils pas, en 2006, commis l’acte le plus grave qui soit contre un gouvernement élu et constitutionnel ? N’ont-ils pas d’un trait de plume aboli la constitution, saluée comme la plus démocratique de l’histoire de la Thaïlande, de 1997 ? Abhisit n’a-t-il pas été, tout au long, complice de ce viol éhonté de la légitimité constitutionnelle ? Il suffit d’ajouter que l’initiateur de ce projet de loi de réconciliation est celui-là même qui avait mené le coup de 2006 (le général Sonthi Boonyaratklin) pour compléter ce tableau surréaliste.

De combines en compromissions, la situation est devenue inextricable. Aucune voie de sortie n’est visible. Même les juges sont décrédibilisés, ayant trop longtemps préféré choisir l’option facile des «jugements politiques». La décision de la Cour constitutionnelle, juste après l’élection triomphale de Thaksin en 2001, de l’acquitter de l’accusation de fausse déclaration de patrimoine et de souscrire à son explication «d’erreur honnête» avait lancé la mécanique infernale qui continue aujourd’hui à tourner.

 

Catégories
Analyse Société Thaïlande

Chronique siamoise : le pavé dans la Chao Phraya de Lady Gaga

La chanteuse américaine, en tournée en Asie, a choqué de nombreux Thaïlandais en parlant des fausses montres vendues à Bangkok.

La saga Lady Gaga va-t-elle rendre les Thaïlandais gogo ? Ou faut-il se gausser tout de go des dégâts provoqués par Lady Gaga ? La réponse à cette question demande que l’on se penche sur le rapport des Thaïlandais à l’image extérieure de leur pays. Car ce qui a choqué en Thaïlande ne sont pas, comme en Corée du Sud, aux Philippines ou en Indonésie, les tenues ultra-sexy de la méga-star, mais le fait qu’elle ait annoncé, sur son compte twitter, qu’elle allait acheter une fausse Rolex, puis qu’elle ait visité un cabaret de spectacles transgenres lors de sa première soirée bangkokienne. Que les fausses montres et les transgenres abondent à Bangkok relève de l’évidence. Que les spectacles de cabaret et les concours de beauté transgenres fascinent les Thaïs (et bien sûr les étrangers de passage) est bien connu. Les médias thaïlandais consacrent régulièrement de longs articles à ces phénomènes économiques, culturels et sociaux. La littérature universitaire sur la transsexualité et l’homosexualité en Thaïlande est d’une richesse étonnante. Ce n’est donc pas la réalité de ce qu’a mis en relief Lady Gaga – l’ambiguïté sexuelle et intellectuelle – qui est en cause, ni même le fait que cette réalité soit largement exposée. Mais le fait qu’à cause de la renommée mondiale de la chanteuse et des 25 millions d’abonnés à son compte twitter, cette exposition ait eu immédiatement un retentissement mondial.

La firme britannique de dictionnaires Longman s’était heurtée au même écueil en 1993 quand elle avait défini dans son dictionnaire de la langue et de la culture anglaises le mot Bangkok comme suit : «Ville réputée pour ses pagodes bouddhistes et où il y a beaucoup de prostituées». Tous les exemplaires du dictionnaire impie avaient été immédiatement retirés des librairies du royaume et le gouvernement avait menacé d’interdire l’ensemble des publications de la firme.

En Thaïlande, la valeur de la vérité est souvent relative à sa coloration négative ou positive. Une vérité qui renforce une image positive est une vérité bonne à propager. Une vérité qui met le doigt sur certaines faiblesses est à proscrire. Une vérité n’est pas «bonne» en soi, en tant que calque fidèle de la réalité. Il y a une certaine sagesse dans cette attitude qui évite de mettre sur un piédestal une perspective sur la réalité qui n’en est qu’une parmi une infinité d’autres possibles. Comme l’authenticité des montres et l’identité sexuelle, la vérité est un concept à géométrie variable selon les circonstances. Bien sûr, cette discrimination existe partout : qui apprécie qu’on lui jette ses «quatre vérités» à la figure ? Mais le phénomène de remise en question, l’effort pour corriger ses fautes, lié à l’éthique chrétienne, n’est pas enraciné dans un environnement culturel bouddhiste où, stricto sensu, il n’est pas possible de se réformer au cours de l’existence présente.

Cette obsession de l’apparence se fonde aussi sur l’importance de la face. Celle-ci n’est pas une projection de la personnalité intérieure, qui reste dans le domaine privé, mais une sorte de masque plaisant dont l’objectif est de préserver l’harmonie de l’ensemble social. Par ses commentaires et son attitude, Lady Gaga a troublé cette surface paisible. En quelques mots, elle a condensé sa vision – la vision d’une star internationale et donc, pour les Thaïlandais, représentative de celle de l’Occident – de la Thaïlande : «le pays des fausses Rolex et des transsexuels». Le paradoxe est que la séduction qu’exerce Lady Gaga sur ses fans, lesquels sont très nombreux en Thaïlande, vient de ce mélange savamment dosé de provocation, de brutale sincérité et d’irrespect des formes. En somme, d’une certaine fraîcheur. Lady Gaga n’est sûrement pas reap roy (convenable, d’une conduite appropriée), mais elle est sans conteste sanouk (délurée), voire ding-dong (fofolle).

Max Constant