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Asie du sud-est : Chine-Amérique, le choc inévitable

Deux observateurs français analysent le «duel du siècle» : entre la Chine et l’Amérique, le choc est inévitable, pas la guerre. Explication de texte.

Voici un exposé clair, précis, à la lecture facile, de la relation très complexe entre les deux géants qui vont dominer le XXI° siècle. Frontalière de la Chine, abritant les voies maritimes entre Proche et Extrême Orients, l’Asie du sud-est  est concernée au premier chef. Les pays du sous-continent le savent d’autant plus que, face à la volonté chinoise de redevenir l’élément central de l’architecture de l’Asie, ils apprécient le pivotement en cours des Etats-Unis.

Après un hiatus humiliant de plus de cent ans, la Chine reprend sa place. «Son intégration dans le système international, depuis la fin des années 1970, lui a permis de doubler sa richesse nationale tous les sept ans et de devenir, en 2011, la deuxième économie du monde», résume les deux auteurs. Sa place en haut de la pyramide est son intérêt ainsi que celui, au moins aux yeux des Chinois, du reste de la de la planète car la Chine a beau être opaque, elle n’est pas hégémoniste, contrairement à l’Amérique. Parallèlement, elle tend à développer une doctrine chinoise de Monroe : l’Asie aux Asiatiques, à commencer par l’Asie de l’Est, avec la Chine au centre. Et cela ne regarde personne d’autre.

Si l’on ajoute que «la concurrence devrait s’exacerber dans un monde aux ressources limitées», le choc est inévitable car les Etats-Unis disposent d’une avance considérable et que beaucoup d’Américains ne se perçoivent pas sur le déclin. Aux yeux des Chinois, l’Amérique est agressive, subversive. Aux yeux des Américains, les Chinois ne jouent pas le jeu. Mais les uns et les autres se tiennent par la barbichette : en achetant la dette américaine, la Chine donne les moyens aux Etats-Unis d’acheter la production chinoise.

Avec l’effondrement de l’Union soviétique, dont la seule existence rapprochait Pékin et Washington, les frictions entre les deux géants restants se sont multipliées. Ne demeurent que deux silhouettes à l’horizon. Les «stratèges américains»  estiment aujourd’hui avoir «perdu» une décennie – la première du XXIème siècle – à gaspiller de vastes énergies en Irak et en Afghanistan. La priorité était la Chine, non Al-Qaïda. Depuis, les «intérêts vitaux» de la Chine incluent, selon Pékin, non seulement le Tibet, le Xinjiang et Taiwan (leur «Alsace-Lorraine») mais également la Mer de Chine, où ils croisent les «intérêts vitaux» des Etats-Unis.

Le choc est donc «inévitable» et un dérapage ne peut être exclu. A partir de là, tout s’entremêle. Il y a, en cas de conflit et en raison des armes nucléaires, la MAED (en français, destruction économique mutuelle assurée), qui garantirait un état de «ni guerre ni paix». Il y a aussi la possibilité de «petites guerres», limitées par la MAED. Il y a également des Chinois pour penser que la présence américaine en Asie, en rassurant les voisins de la Chine, contribue à stabiliser la région.  La guerre n’est pas inéluctable. Riche en anecdotes, en exemples, en nuances, cet ouvrage est le fruit d’une collaboration entre d’anciens directeurs de la rédaction du Monde, tous deux spécialistes des relations internationales.

Alain Frachon et Daniel Vernet, La Chine conte l’Amérique, le duel du siècle (Grasset, 2012).

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L’après-Sihanouk au Cambodge : la relative stabilité du trône

La forte émotion populaire suscitée par la disparition de Sihanouk et les intérêts en cause indiquent que l’institution monarchique reste l’objet d’un consensus.

Le rassemblement d’un million de personnes de tous âges, lors du retour de la dépouille mortelle de Norodom Sihanouk au Cambodge, la fière allure d’un cortège, à la fois somptueux et digne, organisé par les autorités à Phnom Penh – le tout baignant dans l’émotion et le recueillement -, laisse penser que le trône, rayé du paysage pendant 23 ans (1970-1993), a encore quelques beaux jours devant lui. Si Sihanouk n’avait pas été présent au début des années 90, avec toute sa tête, l’institution monarchique n’aurait peut-être pas été rétablie. Désormais, elle devrait lui survivre pendant au moins quelque temps.

Le Cambodge est un régime de parti dominant depuis 1998, quand le PPC (Parti du peuple cambodgien du premier ministre Hun Sen) a obtenu la majorité des sièges au sein du Parlement. L’opposition parlementaire est faible, le pouvoir ne lui fait aucun cadeau. Cette opposition a servi au PPC pour faire valoir, quand il en a eu besoin, aux donateurs que le régime n’était pas monolithique. Mais Hun Sen en a moins besoin ces dernières années. L’abondante aide de Pékin lui permet d’envisager la construction du pays sans trop en référer aux Occidentaux.

Les relations du premier ministre, en place au moins nominalement depuis 1985, avec la monarchie sont différentes. Le retour politique des princes exilés a été un échec. Non seulement Sihanouk a été contraint de ne plus se mêler de la gestion du Cambodge mais, ces dernières années, il a lui-même invité les princes – ses fils Ranariddh, Chakrapong, son demi-frère Sirivudh, pour citer les principaux – à se retirer de la politique. La restauration du trône a été un succès, le retour politique des royalistes un échec.

Contrairement à ce qui se dit parfois, la présence d’un roi «qui règne mais ne gouverne pas» ne gêne pas Hun Sen. En outre, la mort de Sihanouk ne libère pas les mains du premier ministre; ces dernières le sont depuis longtemps de ce côté-là. En dépit de quelques sérieux démêlés avec Sihanouk, Hun Sen ne s’en est pris à lui que lorsque ce dernier a tenté de reprendre une parcelle de pouvoir, notamment en 1994 et dans les années suivantes. Sinon, pour être parfois grinçante, la cohabitation n’en a pas moins été gérable.

Quant à Sihamoni, le roi actuel, qui a succédé à son père en 2004 et qui n’est pas un politique, sa présence offre l’avantage de rassurer les Cambodgiens (une éventuelle abdication paraît exclue tant que la reine-mère sera présente). Dans la tradition khmère, le Palais et la pagode se marient étroitement. En outre, les Cambodgiens n’aiment pas les bouleversements, ce qui se comprend, compte tenu de ce qu’ils ont subi. Hun Sen n’a donc pas de raisons de se débarrasser d’une institution monarchiste marquée par le bénévolat, ce qui contribue, par ailleurs, à adoucir un peu des mœurs politiques parfois brutales.

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Chronique de Thaïlande : la complainte de l’usager du métro

Les usages dans les métros de Paris et de Bangkok obéissent à des codes différents. Là-bas, chaos vivant; ici, ordre, calme et civilité.

Résident en Thaïlande, je rentre au pays, comme beaucoup de Français bangkokois d’adoption, une fois l’an pendant une brève période. Si possible vers la fin de l’été, pour échapper aux chaudes et généreuses pluies de la mousson sud-est asiatique et pour jouir des froides et non moins généreuses pluies parisiennes. Durant ces séjours furtifs, je m’adonne à trois plaisirs coupables : les librairies, les musées et le métro. Quel frisson en effet que de replonger pour quelques jours dans les boyaux de la ville-lumière et de se mêler au bon peuple de Paris ! J’y pousse le vice jusqu’à choisir les heures de pointe, dans ces moments où l’on peut sentir cette grande solidarité qui lie le peuple des droits de l’Homme, tous ces hommes et ces femmes, pressés les uns contre les autres, partageant un même idéal et suffoquant presque de ce trop-plein d’amour.

Chaque moment est à savourer. Un mendiant venant crier sa détresse sous votre nez, quémander, comme c’est bien son droit, quelques centimes d’euros pour sa pitance. Puis deux, puis trois mendiants. L’occasion pour vous de resserrer ces liens si importants de l’ensemble national. Le « vouloir vivre ensemble » de Renan exprimé en termes concrets, sonnants et trébuchants. Et ces couloirs, vastes emplacements livrés aux aspirations artistiques de notre belle jeunesse, qui, de graffitis en tags, exprime son mal de vivre, comme naguère Rimbaud griffonnait sur des fragments de feuillets. Et ces têtes plongées dans les Iphone, ces sympathiques coups d’épaule, cette naïve ruée surgie du quai dès que la porte s’ouvre à la station Saint-Lazare et qui bloque du coup ceux qui voulaient descendre. Ces rudes interjections qui vous sont parfois lancées, appuyées d’un regard expressif…

Autant vous dire que le retour à Bangkok est rude. Ici, la cohue est ordonnée, la discipline tacite mais suivie à la lettre. Avez-vous jamais vu des Parisiens faire la queue sur le quai de la station des Halles ? Et d’ailleurs, le métro de Bangkok est « aérien », il se prend pour quelqu’un le métro, il essaie de s’arracher de la tourbe comme le lotus jaillit de la vase d’un étang. Bon d’accord, à Paris nous avons aussi nos passages surélevés, mais passez par Barbès-Rochechouard et vous n’y trouverez rien de comparable au temple de l’Erawan.

Dans le « skytrain », les usagers sont aussi nombreux que dans le métro version RATP, mais à Bangkok, tous ces corps se frôlent, glissent les uns contre les autres, s’effleurant sans jamais se toucher, même aux heures de pointe. Et cette fadeur ! Chacun, ici, a soigné sa présentation, s’est parfumé juste ce qu’il faut, baisse pudiquement le regard. C’est un océan de ouate, une onctuosité qui imprègne l’ensemble du tableau, des usagers qui se massent mais ne se bousculent pas. Aucun regard déplacé ou égrillard, aucune remarque agressive. Où sont ces odeurs corporelles ? Ces coups d’épaule ? Ces aimables interférences ? En un mot, où est la vraie vie ?

Les seuls qui essaient d’injecter un peu d’énergie dans la scène sont ces farang de passage, ceux qui, n’ayant pas compris les règles, lancent des éclats de voix, tentent même de créer un mini-scandale. Mais personne ne relève. Aussitôt né, l’esclandre est amorti, comme un coup de poing qui s’étouffe dans un édredon. Rien ne s’est passé, l’oreiller reprend sa forme.

Bon, d’accord, le « skytrain » de Bangkok est encore tout jeune. Peut-être qu’il s’améliorera avec le temps, que les préposés à la sécurité laisseront les mendiants solliciter des fonds, que l’on pourra déguster des burgers dégoulinant de mayonnaise sur les sièges plastiques des voitures de Siemens. Et puis, malgré les différences, il y a finalement quelques similarités. On trouve bien, à Paris comme à Bangkok quelques dames vénérables et hargneuses qui viennent vous piquer le siège qui vous tendait les bras. Et, tout compte fait,  on voit aussi  dans le « skytrain » quelques têtes plongées dans les Iphone.

 

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Le Cambodge et la Chine après Sihanouk : le beau fixe

La disparition de Norodom Sihanouk, grand protégé de la Chine, ne changera rien aux relations entre Pékin et Phnom Penh. Elles sont au beau fixe et le resteront.

En 1970 se nouent des relations privilégiées entre Sihanouk et la Chine. Après sa destitution,- il est alors chef de l’Etat et le trône du Cambodge est vacant -, le prince n’hésite pas longtemps à quitter la France, où il est de passage, pour gagner Pékin via Moscou. De la capitale chinoise, où il est accueilli les bras ouverts et où un palais est mis à sa disposition (il y résidait encore lors de son décès, 42 ans plus tard), il appelle frénétiquement à la résistance contre Lon Nol qui proclame assez rapidement une République khmère portée à bout de bras par Washington.

Dans les pagodes du Cambodge rural, les bonzes branchent sur haut-parleur radio Pékin à l’heure des dithyrambes du demi-dieu qui appelle à marcher sur Phnom Penh. Ils seront massacrés. Sihanouk accepte également de parrainer une alliance lâche entre les partisans de la monarchie abolie et ses ennemis jurés, les Khmers rouges.

La suite est connue : décidés à mettre fin à l’impasse américaine sur le régime communiste chinois, Richard Nixon et Henry Kissinger négocient le retrait du corps expéditionnaire américain du Vietnam. Les Khmers rouges s’installent à Phnom Penh le 17 avril 1975, moins de deux semaines avant la chute de Saigon entre les mains des communistes. Sihanouk commet alors une erreur de jugement en regagnant Phnom Penh : Pol Pot ne veut pas de lui et le laisse croupir dans son palais au milieu d’une capitale vide et fermée.

Entre-temps, le divorce est vite consommé entre Hanoi et Phnom Penh, avec les incessantes incursions frontalières des Khmers rouges, qui veulent récupérer le delta du Mékong. Les communistes vietnamiens s’inquiètent également et tardivement des activités chinoises au Cambodge, notamment de la construction discrète d’une immense piste d’aviation à Kompong Chhnang. Ils réagissent en occupant le pays. Mais ils ne parviennent pas à saisir Sihanouk qui, évacué à temps par les Chinois, a retrouvé son palais à Pékin.

Ulcéré par ce qu’il a jugé comme un écart de l’ancien vassal vietnamien, Deng Xiaoping a entendu lui donner une leçon, avec une attaque ponctuelle en janvier 1979 sur la frontière terrestre avec le Vietnam, opération qui n’a été, au mieux, qu’un demi-succès. Avec l’appui de Moscou, le corps expéditionnaire vietnamien au Cambodge a mis en place un nouveau régime, le seul gouvernement cambodgien à l’égard duquel l’hostilité de Pékin a été totale. Mais quand les troupes vietnamiennes ont évacué le Cambodge, permettant ainsi l’aval par la Chine de la négociation de l’accord de paix signé à Paris en octobre 1991, Pékin a progressivement changé d’attitude.

La réconciliation officielle entre les autorités chinoises et Hun Sen en février 1999, à l’occasion d’une visite du premier ministre cambodgien à Pékin, est intervenue à la suite d’une série d’évènements : le renoncement de Sihanouk à se faire entendre par Hun Sen ; l’échec du mouvement royaliste aux élections de 1998 ; la mort de Pol Pot et le ralliement des  derniers rebelles khmers rouges la même année.

Depuis cette date, et surtout depuis que Sihanouk a renoncé à toute influence en abdiquant une deuxième fois en 2004, le Cambodge a retrouvé son rôle traditionnel de tremplin chinois en Asie du sud-est. Pour Phnom Penh, la présence chinoise de plus en plus importante au Cambodge (investissements, aide) est une garantie face aux deux grands voisins, la Thaïlande et le Vietnam. Les relations entre Pékin et Phnom Penh sont au beau fixe et le resteront.

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Sihanouk : une silhouette floue, une place dans l’Histoire

Les funérailles de Sihanouk auront lieu dans trois mois. Le Cambodge a sans doute perdu le père de son indépendance, mais il s’agit d’une silhouette floue.

«Incoulable!», avait-il répondu à Nayan Chanda. C’était à l’ONU, à New York, en 1979. Les Chinois l’avaient évacué par avion à temps de Phnom Penh, la veille de l’entrée dans la capitale du Cambodge d’un corps expéditionnaire vietnamien. Sihanouk venait de survivre à près de quatre années d’emprisonnement par les Khmers rouges dans son palais. Pékin avait interdit à Pol Pot d’abattre ce protégé de la Chine. En échange, Sihanouk avait cédé aux pressions chinoises : il accepterait de coiffer une coalition exilée antivietnamienne dont les Khmers rouges formeraient le fer de lance. A nouveau, Sihanouk «s’alliait au diable» en dépit de ses années d’internement et de la disparition, sous Pol Pot, de quatorze de ses enfants et petits-enfants : morts de faim, abattus, torturés.

Sihanouk n’a jamais pardonné à ses cousins et à ses courtisans de l’avoir destitué – illégalement – en profitant, en mars 1970, de son absence (repos, contrôles médicaux, petits plats). Le tout pour ouvrir les portes du Cambodge à l’armée américaine et à ses protégés du Vietnam du Sud. Il n’a jamais eu, non plus, la moindre sympathie pour les Khmers rouges, même quand il ignorait encore l’ampleur de leurs crimes (c’est lui  qui avait qualifié, du temps de sa gloire, de Khmers rouges la poignée d’opposants marxistes ayant fréquenté les universités françaises).

Mais de là à tolérer que l’armée des Yuons – expression péjorative, à laquelle il recourait parfois, pour désigner les Vietnamiens – occupe son pays, c’était hors de question. Hyper nationaliste, le prince égocentrique l’était. En novembre 1991, peu de temps après son retour au Cambodge après la signature des Accords de paix de Paris, il a avoué, au cours d’une conférence de presse : «je ne peux pas féliciter les Vietnamiens d’avoir occupé mon pays. Mais je dois dire que s’ils n’étaient pas venus, nous serions tous morts».

Les solutions extrêmes ont expliqué la survie de Sihanouk. Il s’est glissé entre elles, les a démontées, écartées. Mais cette tâche était surhumaine : dès le XIXème siècle, les divisions de la Cour khmère, sa faiblesse, ont fait le jeu des Siamois et des Annamites, qui ont grignoté ce qu’il restait de l’empire khmer. Dès le début de ce siècle-là, Mac Tiên Tu, le Chinois qui régnait à Hà Tiên sur le Golfe de Siam (aujourd’hui, du côté vietnamien de la frontière avec le Cambodge), et dont le territoire s’étendait du port de Rach-Gia, à l’est, à celui de Kampot, à l’ouest, vassal d’une Cour khmère en déconfiture, avait finalement opté pour un ralliement à la Cour de Hué, plus puissante et plus stable. Certains disent même que l’intervention française a évité, au milieu du siècle, le démembrement total du Cambodge.

Aussi, Sihanouk est resté très longtemps présent. Vif, comprenant sur le champ les changements de température politique, bon manœuvrier, il a tiré ce qu’il a pu de positions de faiblesse. Curieusement, il a désorienté deux hommes d’Etat français qui lui ont rendu visite : de Gaulle, en 1966, pour une adresse à l’Amérique (le fameux «discours de Phnom Penh») et François Mitterrand qui, en 1993, a voulu voir Angkor. L’un comme l’autre, en privé, ont avoué leur difficulté à saisir le personnage.

Mais le tournant s’est peut-être pris dès 1970, quand son bien peu fidèle gardien du temple, le général Lon Nol, s’est retourné contre lui. Les Khmers rouges, aussi, lui ont signifié plus tard qu’il était de trop. Enfin, quand Sihanouk a voulu une dernière fois jouer un rôle en 1994 à son retour de Pékin après une opération réussie de la prostate, Hun Sen lui a écrit une missive publique pour lui rappeler qu’aux termes de la Constitution adoptée l’année précédente, «le roi règne mais ne gouverne pas». Il n’y avait plus de demi-dieu, comme par le passé, sauf pour la vieille garde paysanne, qui se rappelait la paix «du temps de Sihanouk». La silhouette de «Monseigneur» s’est peu à peu estompée, au point d’être vague. Une place dans l’Histoire, sûrement, mais qui doit s’accommoder d’une sortie en deux temps.

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Vietnam : une diplomatie multipolaire, Russie comprise

En contrepoids à la puissance de son voisin chinois, le Vietnam a opté pour la multipolarité. Cette stratégie rend une place à la Russie de Vladimir Poutine.

Quelques mois après sa réélection, Poutine a accueilli, début septembre à Vladivostok, le sommet annuel de l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation) et en a profité pour rappeler que la Russie tenait à son rôle de premier plan en Asie-Pacifique. De son côté, le Vietnam a commencé à se réarmer face à la montée en puissance de la Chine, notamment en Mer de Chine du Sud. Il s’est donc adressé à Moscou, son pourvoyeur d’armes pendant la Guerre froide. En outre, la diplomatie multipolaire de Hanoï est freinée parce que la négociation d’un «partenariat stratégique» avec Washington traine en longueur.

Universitaire américain enseignant à Canberra et considéré comme un observateur averti du Vietnam, Carlyle Thayer estime que le «partenariat stratégique compréhensif», signé, le 27 juillet à Sotchi par Poutine et son homologue vietnamien Truong Tan Sang, s’appuie sur «quatre composantes majeures et de longue date» qui sont : «le pétrole et le gaz ; la coopération énergétique dans le domaine de l’hydroélectricité et du nucléaire ; l’équipement et la technologie militaire ; le commerce et l’investissement». Dans une analyse publiée sur le site d’East Asia Forum, Thayer ajoute trois domaines qu’il juge «importants» : «la science et la technologie ; l’enseignement et la formation ; la culture et le tourisme».

La Russie est ainsi devenue «le premier pourvoyeur d’armes, d’équipement et de technologie» du Vietnam. Les deux pays vont coproduire des missiles de croisière. Le Vietnam devrait commander davantage d’avions d’attaque Sukhoi Su-30. En août dernier, la Russie a lancé le premier des six sous-marins de la classe Kilo commandés par le Vietnam et qui seront livrés d’ici à 2015. Pour procéder à la maintenance du matériel et à la formation des équipages vietnamiens des sous-marins, les Russes auront accès au complexe aéroportuaire de Cam Ranh, aménagé par les Américains et où les Soviétiques se sont installés de 1978 à 2003.

Concernant le pétrole, le gaz et l’énergie, les Russes ont hérité d’une société d’économie mixte formée par les Soviétiques en 1981 : Vietsovpetro est devenue Rusvietpetro. Moscou a également accordé à Hanoï un crédit de près de 8 milliards d’€, dans des conditions avantageuses, pour construire sa premier centrale nucléaire (Ninh Thuan 1).

La Russie est devenue, en 2001, le premier partenaire stratégique du Vietnam . Que «leurs relations bilatérales se soient développées progressivement jusqu’au niveau de partenaires stratégiques compréhensifs est un développement naturel», estime Thayer. Toutefois, après 2001, Hanoï a passé des accords de partenariat stratégique avec plusieurs Etats : «Japon, Inde, Chine, Corée du Sud, Espagne, Royaume-Uni, Allemagne». Surtout, le Vietnam a attendu d’avoir signé, en 2009, un accord de partenariat compréhensif avec son puissant et redouté voisin chinois pour en faire autant avec Moscou.

Ces développements annoncent des manœuvres serrées et délicates. Pour les Russes, Pékin et Hanoï sont de gros clients dans le domaine de l’armement. Mais les Chinois doivent voir d’un mauvais œil Moscou renforcer «les capacités de défense du Vietnam et lui permettre de développer sa propre version de l’interdiction de l’accès à l’archipel des Spratleys», où les deux Etats disposent actuellement de bases (avec la Malaisie et Taïwan, deux autres pays riverains).

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Chronique de Thaïlande : la complainte de l’automobiliste

A Bangkok, l’automobiliste règne sans partage, bien loin de la quasi-dictature exercée par les piétons et les cyclistes à Genève.

Lors d’un récent séjour à Genève, j’ai été forcé de constater le piètre statut que la cosmopolite cité calviniste octroie aux automobilistes. Un incident, en particulier, m’a chagriné. J’arrivais à Genève par la rue de Lausanne, une des longues artères genèvoises qui aboutit à la gare ferroviaire centrale. Arrivé à hauteur de la gare, j’étais en vue de mon hôtel, situé à 100 mètres du feu rouge, dans la poétiquement nommée rue Chantepoulet. Las ! Une pancarte m’intimait l’ordre de tourner à droite, m’obligeant à contourner le bloc. Mais c’était sans compter sur la diligence des autorités romandes : il me fallut pratiquement sortir de Genève, avant de pouvoir faire demi-tour et parvenir enfin, à bout de nerfs, à l’hôtel. Au milieu de la longue rue de Servette, bordée de deux pistes cyclables et dotée de deux voies pour le tramway urbain, j’avais failli commettre l’irréparable : opérer un demi-tour rageur à la thaïlandaise, coupant, au mépris de tous les principes de l’Etat de droit helvétique, les rails importuns. Mais, la raison a prévalu : les sourcilleux constables suisses n’auraient pas manqué de m’épingler. Et ensuite, l’amende, la prison, le déshonneur…

Imaginez la même situation à Bangkok. L’agent de police au mieux aurait détourné le regard, au pire demandé un ou deux billets pour fermer les yeux : une attitude qui contente toutes les parties. Plus tard, dans la froide soirée genèvoise, un ami me confiait autour d’un verre de Cahors son sentiment sur les autorités de sa ville : “ils veulent dégouter les automobilistes”. Genève est, de fait, une ville pour les piétons, les cyclistes et les usagers des transports collectifs. L’automobiliste y étouffe, cantonné à une seule voie, coincé par un nombre inconcevable de sens unique et d’interdictions de tourner, pertubé par un système cryptique de feux rouges. Passe encore qu’il faille s’arrêter aux passages cloutés pour laisser passer le piéton bien conscient de ses droits, sous peine que celui-ci vous foudroie d’un regard offensé. Mais la voiture a besoin d’espace, de passe-droits, d’une certaine liberté en somme.

Bangkok a bien compris cela. L’automobiliste y respire, il y est chez lui. Les piétons y sont remis à leur place. Ils se regroupent, forment une masse critique au bord des passages cloutés, implorent humblement le passage qu’ils ne conquièrent qu’au prix d’une longue patience. Ils crapahutent devant les voitures rugissantes comme des lapins pris dans des faisceaux de phares. Les trottoirs même leur sont réclamés : autos stationnées, vendeurs de brochettes et d’ananas, restaurants débordant sur les voies pédestres s’y affirment avec l’arrogance de ceux qui connaissent leurs droits. A l’embouchure de ma ruelle, il est presque impossible pour un humain de corpulence normale de progresser entre le gang de moto-taxis, les carrioles des colporteurs et le camion de livraison du Seven Eleven à moitié stationné sur le trottoir. La police et les officiers municipaux (thesakit) reçoivent des contributions de tous ces occupants. Le piéton, lui, ne paie rien. Et en plus, il voudrait qu’on lui laisse le passage !

Mais ne soyons pas excessifs : le modèle genevois n’a pas que des mauvais côtés ; Bangkok n’est pas toujours un paradis sur terre. Chacun peut apprendre de l’autre. L’envoi de constables hélvétiques pour se former dans la cité des anges et celui de policiers bangkokiens pour se recycler dans la capitale de Suisse romande devrait permettre de rendre l’une et l’autre plus vivable.

 

 

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Chronique de Thaïlande : petit manuel de la corruption (II)

De nombreuses techniques de corruption, plus ou moins sophistiquées, gangrènent le secteur public et le monde politique thaïlandais. Avec un impact désastreux sur la société.

Quand on l’accusait de corruption, Chatichai Choonhavan, Premier ministre de Thaïlande de 1988 à 1991, avait coutume de répondre : “Où sont les reçus ?”. Cette répartie effrontée lui a permis de contrer pendant son mandat les critiques montantes contre son gouvernement, lequel avait été surnommé le « buffet cabinet » (ou gouvernement self-service) tant sa réputation de corruption était notoire. Exiger des “reçus” revenait à demander au criminel de se livrer à la police, mais c’était une astuce de langage pour ne pas reconnaître ce qui sautait aux yeux de tous. Sous Chatichai, la possibilité pour le Premier ministre et les ministres de décider de l’octroi d’importants projets d’infrastructures (voies express, télécommunications) sans demander l’avis du Parlement a multiplié les opportunités et fortement augmenté l’étendue de la corruption. Mais les méthodes n’ont guère différé de celles employées par les bureaucrates thaïlandais : le bon vieux pot-de-vin dont le principe de base a été exposé, sous d’autres cieux, par Fernandel dans “Le Schpountz”. Un fonctionnaire octroie un contrat à un entrepreneur en lui demandant de gonfler les prix, à charge pour celui-ci de reverser une quote-part au dit fonctionnaire. D’autres variantes existent : des équipements de qualité inférieure et non conformes aux critères du contrat peuvent être délivrés par le contractant. Ainsi, en Thaïlande, un hôtel de la monnaie construit à grand frais s’est fissuré dès après l’achèvement des travaux, des écoles publiques ont été bâties avec des planches vermoulues et de multiples routes de campagnes sont retournées à l’état sauvage après le passage de quelques dizaines de poids lourds.

Il faudra attendre Thaksin Shinawatra, Premier ministre entre 2001 et 2006, pour arriver à des techniques plus sophistiquées. Déjà richissime lors de son accession au pouvoir, Thaksin a négligé les “pourcentages” et les dessous de table. C’est en profitant de sa position à la tête du pays pour influencer la politique économique du gouvernement qu’il parvint à favoriser son conglomérat de télécommunications Shin Corp. Aux petites combines, il a préféré la corruption stratégique. Par exemple, le niveau maximum autorisé de prise de participation des entreprises étrangères dans les entreprises de télécommunication passa soudainement au début de 2006 de 25 à 49 % quelques semaines avant la vente de Shin Corp à la firme singapourienne Temasek.

Dans leur étude sur la corruption, les économistes Pasuk Phongpaichit et Sungsidh Piriyarangsan (1) constatent que le département gouvernemental perçu comme le plus corrompu par les Thaïlandais est celui de la police. Force est de reconnaître que là où les politiciens font parfois preuve d’improvisation, les policiers ont progressivement mis en place un système solidement structuré de ponction directe sur les citoyens et de redistribution à l’ensemble des personnels du département. “A beaucoup d’égards, la police opère comme une entreprise de maximisation du profit”, notent les deux économistes.

Les officiers de police doivent acheter leur position au sein de la hiérarchie selon une grille précise de tarifs (un million de bahts pour un général, dix millions de bahts pour un poste de directeur-adjoint de la police…). Ces positions permettent, de fait, de pouvoir contrôler les flux de l’argent perçus directement – et illégalement – par les policiers de base sur les citoyens : des quelques billets glissés par un automobiliste dans la main d’un agent pour éviter une amende en bonne et due forme aux substantielles primes de protection remises aux commissariats locaux par les marchands d’or, les propriétaires de casinos clandestins et les tenanciers de massages sexuels, en passant par les dessous-de-table payés par des suspects arrêtés pour éviter de passer devant le tribunal. Des centaines de millions de bahts transitent ainsi tous les mois par le département de la police et remontent au sommet de la hiérarchie. Une fois qu’une partie des officiers supérieurs se sont servis, l’argent est redistribué à travers le département chacun recevant une portion proportionnée à son rang. Une partie de l’argent sert aussi à l’organisation de cérémonies dans les commissariats, à la réparation des locaux, à l’équipement des unités, voire à des oeuvres de charité – car le budget de la police est totalement inadéquat et les salaires très bas.

Certains observateurs tendent à adopter une vision bénigne de cette corruption : elle renforcerait la cohésion du corps policier et ne ferait que compenser l’insuffisance de leur budget. C’est là fermer les yeux devant l’impact désastreux de ces conduites sur la société : la corruption légitimise le crime, favorise l’inégalité et, tout simplement, freine le développement politique, économique et social du pays.

 Max Constant

(1) Corruption and Democracy in Thailand, Pasuk Phonpaichit et Sungsidh Piriyarangsan, The Political Economy Centre, Université de Chulalongkorn, 1994