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Musulmans du Cambodge : RAS selon la diplomatie thaïlandaise

Le gouvernement thaïlandais tente d’atténuer les récents propos du chef de l’armée sur l’implication de Cambodgiens musulmans dans l’insurrection séparatiste dans le Sud de la Thaïlande.

C’était une de ces déclarations maladroites dont le bouillant général Prayuth Chan-Ocha, chef de l’armée de terre de Thaïlande, est coutumier. Il avait déclaré, le 21 août, qu’il pensait que des Cambodgiens musulmans étaient impliqués dans l’insurrection séparatiste qui secoue le Sud à majorité musulmane de la Thaïlande. La preuve avancée par l’officier était plutôt légère : « Nous savons que tous les Cambodgiens qui arrivent en Thaïlande ne rentrent pas au Cambodge ». Le ministère des Affaires étrangères du Cambodge avait réagi rapidement en protestant contre ces propos. Et le chef de la diplomatie thaïlandaise, Surapong Tovichakchaikul a, comme souvent, été obligé de recoller les morceaux, en niant que le gouvernement de Bangkok soupçonnait les voyageurs cambodgiens musulmans de participation à l’insurrection. Pour la plupart, a-t-il dit, ceux-ci traversent la Thaïlande et passent la frontière sud du pays pour se rendre en Malaisie, soit pour y travailler, soit pour visiter des parents qui y travaillent.

Du simple bon sens, mais qui a échappé au plus brillant des militaires de Thaïlande. Les accusations d’implication de musulmans étrangers dans l’insurrection séparatiste ne sont pas nouvelles. Les Chams du Cambodge et les Atjehnais d’Indonésie ont longtemps étaient des cibles favorites. Après la résurgence de l’insurrection en 2004, le général Kitti Rattanachaya, un ancien commandant de la 4ème armée en charge du Sud, faisait aussi les gros titres de la presse par ses déclarations sur les liens entre la Jemaah Islamiya (le réseau terroriste basé en Indonésie) et les insurgés Malais musulmans du Sud. La plupart des analystes du conflit insistent néanmoins sur le caractère très peu internationalisé de la rébellion.

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Politique Thaïlande

Thaïlande: 10 000 rebelles dans le Sud musulman, selon l’armée

L’armée thaïlandaise a publié un manuel en deux volumes où elle explique la structure et les objectifs du mouvement séparatiste qui a refait surface en 2004 dans le Sud à majorité musulmane.

Le titre – « Ordre de bataille » – pourrait annoncer un film d’action à grand spectacle avec des vedettes hollywoodiennes, mais il s’agit plus prosaïquement d’un manuel en deux volumes publié par l’armée thaïlandaise, qui décrit sur 500 pages l’organisation de l’insurrection séparatiste. Selon la journaliste du Bangkok Post spécialisée dans les affaires militaires, Wassana Nanuam, le deuxième volume est le plus frappant : il dresse une liste de quelque 10.000 membres de l’insurrection, allant des politiciens de niveau national aux simples villageois en passant par les chefs d’écoles religieuses locales. Sur ce total, 866 personnes citées sont l’objet de mandats d’arrêt. Le réseau insurrectionnel serait coordonné par un conseil central de 20 personnes, appelé le Dewan Pimpinan, dont le secrétaire-général est, selon le manuel, Sapae-ing Basor, un ancien directeur d’école coranique recherché par les autorités.

Le premier volume décrit l’organisation du réseau insurrectionnel en brossant d’abord un tableau de la rébellion séparatiste avant janvier 2004 et de son évolution après. Une source militaire citée par Wassana Nanuam indique que plusieurs factions séparatistes sont en concurrence au sein de cette nébuleuse. L’insurrection séparatiste avait connu une résurgence en janvier 2004 après un audacieux raid organisé par une nouvelle génération de rebelles sur un camp militaire dans la province de Narathiwat. Depuis, les violences ont causé la mort d’environ 5.200 personnes. Les informations publiées par l’armée dans ce manuel sont à prendre avec certaines précautions. En 2010, l’armée avait publié, au plus fort des tensions entre le gouvernement et les Chemises rouges (adversaires de l’establishment traditionnel), le schéma d’un « réseau anti-monarchiste » – schéma qui s’était révélé par la suite largement fantaisiste.

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Analyse Thaïlande

Chronique de Thaïlande : un bouddhisme prêt à la consommation

Un mouvement bouddhique thaïlandais, qui revendique 100.000 fidèles, séduit les classes moyennes urbaines et transforme le bouddhisme pratiqué dans le pays.

Le temple bouddhique Dhammakaya, situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Bangkok, dans la province de Pathum Thani, est revenu récemment sous les feux de la rampe et dans les colonnes des journaux, en diffusant sur sa chaîne cablée et sur son site internet (www.dmc.tv) une bizarre série de sermons sur le thème « Où est Steve Jobs ? ». Comme le souligne Sanitsuda Ekkachai, dans le quotidien Bangkok Post, si cette ahurissante présentation – où l’on apprend que le fondateur d’Apple décédé l’an dernier est aujourd’hui un Thepphabhut Phumadeva (une divinité) de rang moyen, qui habite un immeuble de six étages fait d’argent et de cristal – venait d’un groupement marginal, on pourrait en rire et l’oublier. Mais la plaisanterie, ici, éprouve du mal à passer, quand on sait que le temple Dhammakaya est le mouvement bouddhique le plus riche et le plus influent du pays à l’heure actuelle. Dans son éditorial du 23 août, Sanitsuda Ekkachai, auteure d’un livre sur le bouddhisme thaïlandais, affirme que le mouvement Dhammakaya est sur le point de « prendre le contrôle du clergé bouddhique » de Thaïlande.

Cette mise en garde est peut-être un peu alarmiste, mais il est néanmoins sûr que le temple Dhammakaya, sérieusement ébranlé à la fin des années 1990 par des accusations de spoliation de terres et de distorsion des enseignements du Bouddha, a considérablement renforcé sa position. Le prince héritier de Thaïlande Vajiralongkorn n’a jamais hésité à s’afficher avec les leaders du mouvement. Le temple aurait aussi d’excellents contacts avec l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, exilé depuis 2008. Il s’est rangé du côté des Chemises rouges (adversaires de l’establishment traditionnel) dans la lutte actuelle pour déterminer l’orientation politique du royaume.

Il peut être utile de rappeler quelques données sur l’origine du temple Dhammakaya et sur son histoire pour replacer sa position de force actuelle dans un continuum. Le temple a été fondé en 1969 par une nonne et quelques étudiants qui étaient des disciples du célèbre bonze thaïlandais Phra Mongkol Thep Muni (ou Luang Po Sout) dont on peut voir le portrait dans de très nombreux magasins de Bangkok. Luang Po Sout, décédé en 1959, avait redécouvert une ancienne méthode de méditation, parmi les nombreuses existantes, qui consiste à visualiser une boule de cristal, ou parfois un bouddha de cristal, se déplaçant à l’intérieur de son corps. C’est la méthode Dhammakaya ( » le corps méthaphorique du Bouddha  » ou « la collection des qualités du Bouddha », selon des historiens du bouddhisme), qui s’inspire de l’école bouddhique Mahayana et non du bouddhisme ancien Theravada, lequel est suivi par une majorité des Thaïlandais.

Relativement facile à mettre en œuvre, cette technique de méditation permet d’aboutir avec un entrainement sérieux à un état d’extase que les bonzes du temple disent être un premier pas vers le nirvana (ou nibhan en pali). Cette concrétisation du nirvana, qui est un état de non-existence selon le canon bouddhique, semble différer considérablement avec les enseignements du bouddhisme ancien. « Ils ont complétement dérivé par rapport à l’enseignement de Luang Po Sout. Maintenant, ils font dans la psychologie de masse », notait en 1995 l’universitaire Chatsumarn Kabilsingh, devenue depuis la première moine-femme de Thaïlande.

Quoiqu’il en soit, le temple Dhammakaya a très bien su remodeler le bouddhisme siamois pour créer une formule attractive pour les classes moyennes urbaines, notamment celles de Bangkok. Le haut niveau d’études des bonzes (80 % ont une licence), les équipements du temple – du parking géant souterrain aux supermarchés pour acheter les offrandes – et la gestion ordonnée des lieux (pas de chiens pouilleux ici) séduisent les familles bangkokiennes. Elles viennent, habillées de blanc, méditer le dimanche matin, avant leur sortie de l’après-midi. Surtout, le temple Dhammakaya insiste beaucoup sur les bénéfices matériels et psychologiques immédiats que l’on peut retirer de la méditation, laquelle n’est considérée dans le bouddhisme Theravada que comme un moyen pour accéder progressivement à la sagesse. Pour couronner le tout, des techniques agressives de marketing poussent les fidèles à effectuer d’importantes donations pour garantir leur karma. « Dhammakaya dit à la classe moyenne influencée par la globalisation qu’elle peut avoir le beurre et l’argent du beurre. Le temple transforme le bouddhisme pour le rendre compatible avec le capitalisme et le consumérisme », expliquait en 1999 l’universitaire Suwanna Satha-Anand au New York Times.

De fait, les transformations apportées par Dhammakaya, qui est implanté dans une douzaine de pays dont les Etats-Unis et envisage de devenir « le centre mondial du bouddhisme », sont profondes. Elles pourraient même constituer les prémisses d’un nouveau mouvement bouddhique, à connotation matérialiste et missionnaire, comme cela a été le cas après les grandes scissions de l’histoire. Le Conseil des anciens, l’autorité ultime du bouddhisme thaïlandais, semble en tous les cas très hésitant à tancer le mouvement Dhammakaya sur les manquements à la discipline et les fautes. Les déclarations de Phra Dhammachayo, l’abbé de Dhammakaya, affirmant être la « tête de Bouddha » et posséder des pouvoirs surnaturels sont, par exemple, une des cinq infractions graves justifiant l’exclusion de la communauté monastique.

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Politique Thaïlande

Pardon royal pour deux détenus pour crime de lèse-majesté en Thaïlande

Le roi Bhumibol de Thaïlande a accordé un pardon royal à deux personnes détenues pour avoir insulté la famille royale.

Warawut Thanungkorn, un militant Chemise rouge (anti-establishment), avait été condamné à trois ans de prison en 2011 pour avoir insulté la famille royale dans un discours prononcé au plus fort de la crise politique en avril-mai 2010. C’est à la même époque que Suriyan Kokpeuay, un réparateur de chaussures, avait appelé l’hôpital Siriraj de Bangkok, où le roi Bhumibol est hospitalisé depuis 2009, pour déclencher une alerte à la bombe. Il avait été aussi condamné à trois ans de prison pour crime de lèse-majesté en 2011. Un membre du personnel pénitentiaire de la prison de Klong Prem a annoncé le 24 août qu’ils avaient tous deux reçu un pardon royal. Le pardon royal n’est accordé que quand une demande a été faite au préalable par le condamné et que celui-ci a purgé au moins un tiers de sa peine.

Selon certaines organisations de protection des droits de l’Homme en Thaïlande, les prisonniers pour crime de lèse-majesté devraient presque tous recevoir un pardon royal dans les mois à venir – un moyen, selon ces organisations, pour la famille royale de restaurer un peu son image sérieusement écornée par les tensions politiques.

Parallèlement, l’organisation Reporters Sans Frontières, basée à Paris, a dénoncé les mauvais traitements infligés en prison aux détenus pour crime de lèse-majesté. Selon l’organisation, plusieurs exemples montrent que ces détenus sont battus par d’autres prisonniers à la demande des gardiens, ou parfois même de manière spontanée. Une association regroupant les « victimes de l’article 112 », établie en juillet, avait déjà dénoncé ces pratiques. L’article 112 du Code pénal punit les insultes envers le roi, la reine ou le prince héritier d’une peine de prison entre trois et quinze ans.

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Politique Thaïlande

Thaïlande : le chef des Chemises jaunes en procès pour lèse-majesté

Sondhi Limthongkul, le leader des Chemises jaunes ultra-royalistes, comparaît devant la Cour pénale de Thaïlande pour insulte envers la monarchie.

Le procès pour lèse-majesté de Sondhi Limthongkul, le magnat de la presse et leader des Chemises jaunes conservatrices, a débuté le 22 août à Bangkok, devant la Cour pénale de Bangkok. Sondhi est, d’une certaine manière, pris à son propre piège. Depuis 2005, celui qui a créé le groupe de presse Manager s’est fait une spécialité d’accuser ses opposants d’offense envers la famille royale de Thaïlande, laquelle est protégée par l’article 112 du Code pénal qui punit d’une peine entre trois et quinze ans de prison quiconque insulte le roi, la reine ou le prince héritier. Sondhi est accusé d’avoir répété, durant un discours en 2008, des propos insultant envers l’institution royale tenue par Daranee Charnchoengsilapakul, une militante Chemise rouge opposée à l’establishment conservateur, jugés insultants pour la famille royale.

Selon un principe que le père Ubu n’aurait probablement pas désapprouvé, répéter des propos jugés être lèse-majesté est en soi lèse-majesté. Sondhi se retrouve donc devant le tribunal pour avoir cité les propos de Daranee, laquelle a été condamnée à quinze ans de prison pour insulte contre la famille royale. Au premier jour de son procès, Sondhi s’est défendu en affirmant que son objectif « était seulement de dire aux gens qu’il y avait une insulte envers la monarchie et d’encourager la police à agir contre ceux qui ont tenu ces propos ». Sondhi Limthongkul a déjà été condamné à une peine de vingt ans de prison pour fraude financière. Il a été libéré sous caution durant la procédure d’appel.

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Société Thaïlande

Steve Jobs réincarné en un être divin selon une secte de Thaïlande

Le co-fondateur et PDG d’Apple Inc résiderait dans un univers parallèle, non loin du lieu où il travaillait de son vivant.

Si la question de savoir ce qu’était devenu et où se trouvait Steve Jobs, après son décès causé par un cancer du pancréas en octobre 2011 vous turlupine, le mouvement bouddhiste Dhammakaya, une secte thaïlandaise basée dans un temple de la province de Pathum Thani, au nord de Bangkok, a trouvé la réponse. Et elle l’a diffusée sur sa chaîne de télévision cablée et sur son site internet. Selon Phra Thepyanmahamuni, l’abbé du temple, l’ingénieux ingénieur a récolté les fruits d’un riche karma marqué par deux tendances : sa soif de connaissances scientifiques et sa volonté de les transmettre au public et son tempérament colérique. Dès lors, Steve Jobs serait désormais un être divin « moitié-Withayathorn, moitié-Yak » – le Yak est le gardien géant pourvu de crocs que l’on peut voir à la porte de nombreux temples thaïlandais et Withayathorn est une pure invention de l’inspiré abbé.

L’abbé de Dhammakaya descend à un degré de précision étonnant, permis sans doute par ses supra-facultés, et indique que l’avatar de Steve Jobs réside dans « un immeuble de six étages, simple et bien conçu, bâti à l’aide de grandes quantités d’argent et de crystal et qui se trouve près de là où il travaillait pendant sa période humaine ». Et, comme vous vous en doutez, le Dieu-Steve est assisté de vingt « serviteurs célestes » grâce aux dons généreux qu’il a versés pour diverses causes de son vivant.

Cette dernière indication livre peut être la clé du message de l’abbé de Dhammakaya, lequel peut se résumer comme suit : si vous admirez Steve Jobs, faites des dons au temple Dhammakaya. Fondé dans les années 1970, le temple se démarque du bouddhisme Theravaddha thaïlandais, basé sur la recherche de la dissolution du Soi dans le Nirvana, et s’inspire de l’école du bouddhisme Mahayana, moins stricte et peuplée d’un panthéon coloré de divinités. Mélangeant religion et capitalisme, Dhammakaya pousse ses nombreux fidèles issus des classes moyennes urbaines de Bangkok à faire des dons pour enrichir leur karma et renaître dans de bonnes conditions.

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Société Thaïlande

Thaïlande : arsenic, demoiselle et vieux aristocrates

Après dix-sept ans de procédure, la Cour suprême a condamné une orpheline à quatre ans et huit mois de prison pour avoir empoisonné son époux membre de la haute aristocratie.

La saga sordide de la mort du prince Thitipan Yugala, un parent éloigné du roi de Thaïlande, s’est close le 17 août avec l’arrêt de la Cour suprême qui a condamné à la prison l’épouse du prince, Mom Louk Plaa ou Bébé poisson, âgée de 42 ans, pour avoir empoisonné son mari en versant de l’insecticide dans sa tasse de café en août 1995. L’affaire avait, un temps, ému une partie de l’opinion thaïlandaise car elle avait permis de lever un coin du voile sur le comportement peu reluisant d’une partie de la haute aristocratie de Thaïlande, un sujet très rarement évoqué dans les médias du royaume.

L’histoire de Bébé poisson ressemble à un conte de fée qui vire au mauvais film de série B. A quatre ans, Bébé poisson avait été abandonnée par ses parents et recueillie dans la famille princière de Bhanubhandh Yugala, vieil aristocrate qui détient le rang de Mom Chao, c’est-à-dire d’un rejeton issu de l’union de deux Altesses Royales. A l’âge de 14 ans, Bébé poisson avait été violée par le fils du prince Bhanubhand Yugala, le prince Thitipan Yugala, puis était devenue son « objet sexuel ». A l’âge de 24 ans, Bébé poisson avait épousé le prince Thitipan, alors âgé de 59 ans. Mais très vite, Bébé poisson s’était consolée auprès d’un vendeur de marrons de son âge. Un an après, le prince Thitipan était retrouvé mort dans sa demeure. Les analyses montrèrent que son corps contenait une forte dose d’insecticide. Deux ans après, Bébé poisson confessa avoir versé de l’insecticide dans le café du prince, mais elle revint ensuite sur cette déclaration.

L’histoire se compliqua encore quand deux maîtresses du prince défunt apparurent pour réclamer leur part de l’héritage. En 2000, l’éditorialiste du Bangkok Post Sanitsuda Ekkachai, écrivit : « comme à l’époque féodale, Louk Plaa a été violée dans son tout jeune âge par son père adoptif et maître, le prince Thitipan. (…). Celui-ci n’a jamais hésité à la présenter comme sa ‘machine sexuelle’ ». Bébé poisson avait été acquittée en 2005 par la Cour d’appel pour manque de preuves. C’est ce verdict qui a été infirmé le 17 août par la Cour suprême. En 2002, elle avait été condamnée en première instance à six ans de prison.

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Analyse Thaïlande

Chronique de Thaïlande : le passé recréé

Un marché traditionnel de la province de Suphanburi connait un boom touristique, voit l’argent affluer et perd une partie de son âme.

Il y a une quinzaine d’années, il était très agréable de prendre un café traditionnel sur une des tables rondes de marbre de l’échoppe chinoise au bord du fleuve Ta Chin, dans le chef-lieu de district de Sam Chuk, dans la province centrale thaïlandaise de Suphanburi. Cette famille sino-thaïlandaise tient le café depuis plusieurs générations. L’un des oncles torréfie le café lui-même dans un grand fourneau placé sur un ponton flottant sur la Ta Chin. Du café, on pouvait voir un grand pont en bois qui enjambait le fleuve et une charmante grande bâtisse de plain-pied, aussi en bois, qui servait de siège au chef-lieu de district. L’air embaumait des odeurs mentholées de médecine traditionnelle et des vapeurs piquantes de piment rissolé. Il y a environ douze ans, un chef de district a décidé que le pont et la bâtisse de bois étaient désuets, les a fait détruire et a érigé à la place des ouvrages en béton et ciment, devant lesquels il a fait placer une statue en fonte du roi Rama V (règne 1868-1910).

Ces cinq dernières années, je suis retourné très rarement au café chinois. L’une des raisons est que là où l’on voyait autrefois quelques habitués, il y a maintenant une noria serrée de familles, grand-mères et enfants à la traîne, qui occupent l’ensemble des tables. C’est un peu avant cela que les autorités locales ont eu l’idée brillante de mener une campagne marketing sur le thème : le marché séculaire de Sam Chuk (talaat loi pi). La sauce a très vite pris. Le marché traditionnel en bois, jusqu’alors livré aux toiles d’araignées, a été nettoyé. Un musée glorifiant un chef de district chinois, venu des rangs du Kuo Min Tang, a été ouvert. L’Unesco a décerné au district un prix en 2008. Et des foules de touristes sont arrivées de Bangkok et des autres provinces. On y croise même régulièrement des Occidentaux.

Les autorités de Sam Chuk – c’est-à-dire les leaders du district et le comité des commerçants du marché – ont compris que le passé siamois, avec ses chanteurs surannés, sa quiétude pseudo-rurale et sa vaste gamme culinaire, pouvait séduire et rassurer les Thaïlandais des villes, en quête d’un divertissement nostalgique le temps d’un week-end. Et donc pouvait être commercialisé. Mais, une partie de ce passé ayant déjà été détruit car jugé dépassé et non rentable, il fallait le récréer ou du moins créer quelque chose qui puisse être vu par des gens venus de l’extérieur comme étant « le passé authentique de Sam Chuk ». Les ruelles, jusqu’alors couvertes de bitume, ont été pavées de beaux carreaux de carrelage. Une maquette de Sam Chuk a été installée au rez- de-chaussée du musée (on peut y voir l’ancien pont en bois). Un grand portail en bois, portant en thaï et en chinois l’inscription «marché séculaire de Sam Chuk», a été érigé à l’entrée du marché. C’est le lieu favori des visiteurs qui se font prendre en photo.

D’autres innovations plus douteuses sont apparues. Là où se trouvaient le magasin pour les pêcheurs, le marchand de vélos, la vieille échoppe du photographe où trônaient d’antiques appareil Kodak se sont installés des centaines d’étals tenus par des gens des alentours, lesquels vendent des jouets en plastique Made in China, des t-shirts « marché séculaire » et des recréations d’objets artisanaux en bois ou en fer forgé. Un nouveau « Sam Chuk ancien » est inventé pour répondre à la demande des touristes amenés par des flottes d’autocar.

Les bénéfices de cette explosion sont importants. Des milliers d’emplois sont créés. Les paysans qui trimaient dans leur rizière loin du marché ont investi dans ces étals de bibelots qui rapportent des profits hebdomadaires. L’argent coule à flots et les politiciens du district s’offrent de nouvelles limousines. Sam Chuk fait pâlir d’envie les districts aux alentours qui n’ont pas eu la même ingéniosité pour exploiter leur image. Quelque chose, toutefois, est perdu dans l’opération. Une certaine authenticité, bien sûr, mais aussi un naturel et une simplicité, qui ont laissé place à une plus grande agressivité commerciale. La Thaïlande n’est pas la seule à récréer son passé pour satisfaire les touristes. Luang Prabang, Siem Reap, Venise et Tolède sont passés par là. Faut-il s’en plaindre ? Ou peut-être, comme le disait un personnage de Marguerite Yourcenar, faut-il ne pas déplorer ce qui n’est plus, mais se réjouir de ce qui a été ?