Le prix Fémina a été attribué le 5 novembre à Patrick Deville pour son roman, Peste & Choléra, gloire posthume d’Alexandre Yersin. Quel héros et quelle plume!
A deux pas de la route mandarine et à une vingtaine de km de la magnifique baie de Nha Trang, dont le rivage est aujourd’hui pollué par les constructions, s’élève la pagode de Linh Son Phap, peu après le village de Suôi Cat. Une pagode sans grand caractère mais propre, ombragée, spacieuse et qui ne pleure pas misère. Le 14 mars 2011 est un jour de fête et un demi-millier de fidèles en robes grises déjeunent après les prières. Repas léger, végétarien, pris dans le calme et la simplicité au pied des autels illuminés par de nombreuses bougies.
L’un de ces autels accueille une grande photo : un Occidental à la barbe blanche, quasiment chauve, aux yeux bleus, à la chemise grand ouverte. Plus loin sur la même route, à cinq minutes en moto, mais sur le côté opposé et en retrait, se trouve une grille qu’un vieux gardien un peu esseulé ouvre gentiment. Il montre du doigt un gros monticule, pas même une colline. En haut de laquelle se trouve une tombe : Alexandre Yersin, 1863-1943, aux côtés d’un pagodon quelconque. En marchant dix minutes, Nicolas Cornet et moi-même gagnons une série de bâtiments bien entretenus et les étables de quelque 400 chevaux, le principal centre de fabrication de vaccins du Vietnam.
Ce sont les legs les plus symboliques de Ong Nam («Monsieur N° 5», référence aux cinq barrettes de son uniforme, celui des débuts, de lieutenant-colonel médecin de la marine) : une simple tombe sur une colline qui se trouve nulle part, une photo éclairée par deux bougies sur un autel au pays du culte des ancêtres (et des bienfaiteurs). Les témoignages physiques manquent : la grande maison carrée à trois étages, que Yersin avait fait construire à la Pointe des pêcheurs, a été rasée – le tourisme – et il ne reste, à Nha Trang, qu’un petit musée ; enfin, éloigné, isolé dans la montagne, un simple chalet peu accessible est conservé.
L’autel, dans la pagode de Linh Son Phap, est dédié à un génie tutélaire. Si Yersin, dont la photo est celle d’un vieux sage, ce qu’il a été, est l’objet d’un culte local, c’est pour une raison peu connue ailleurs : il avait mis au point un système d’alerte aux tempêtes, aux cyclones, aux typhons qui balaient régulièrement la côte en septembre-octobre. Les pêcheurs lui en sont éternellement reconnaissants.
C’est autour de ce personnage truculent que Patrick Deville construit son roman. Yersin est un laborantin de génie, un bras droit de Louis Pasteur. Mais il veut voir la mer. Ancré beaucoup plus tard dans la baie de Nha Trang, il veut explorer la terre et s’enfonce dans le pays («moï», pour sauvage, à l’époque ; des minorités ethniques, de nos jours), escalade la cordillère indochinoise pour rejoindre, côté cambodgien, le Mékong (en traversant, mais elle n’existait pas à l’époque, la ou les multiples pistes « Hô Chi Minh »).
Yersin emmène sur les Hauts Plateaux du sud son ami Paul Doumer – à l’époque Gouverneur général de l’Indochine, plus tard président assassiné, aujourd’hui célèbre pour être le plus vieux pont, rebaptisé Long Bien, à avoir résisté à toutes les guerres en enjambant, à Hanoï, le Fleuve rouge. Ils vont fonder Dalat, station d’altitude de la «belle colonie» cochinchinoise, agréable petite ville demeurée, elle, à l’écart des guerres et qui conserve encore aujourd’hui son allure de début du XXème siècle. Doumer a eu tort de faire carrière, juge Yersin,- «la saleté de la politique», dont il se méfie, reprend à plusieurs reprises, et à bon escient, Patrick Deville.
La mer, l’exploration, la découverte, une curiosité insatiable. Ce sont les guides, en fin de compte, de ce touche-à-tout brillant. Louis Pasteur et Emile Roux le laissent partir : rien ne sert de l’encager. Microbiologiste ? Certes, il l’a été et le sera toujours, avec une capacité étonnante d’aller droit au but. Envoyé à Hong Kong par les Pasteuriens en 1894, en pleine épidémie de peste, c’est lui, et lui seul, qui y découvre le bacille spécifique de la peste. Mais il ne s’arrête qu’un instant à l’idée de la notoriété, il rejette la notion de carrière, la vie n’est pas un escalier à grimper jusqu’à atteindre le sommet de la reconnaissance. Les Prix Nobel sont pour les autres.
Une idée, dans sa tête, ouvre la voie à la suivante. Yersin en a tous les jours. Il fait venir de «métropole» la première auto à Nha Trang. Pourquoi ne pas adapter au climat vietnamien l’hévéa sud-américain, le quinquina, le rosier, la vigne,… ? La ferme, qui s’ouvre près de Suôi Cat, s’étend au fil des années aux premiers contreforts de la Cordillère indochinoise. Voilà donc Yersin mécanicien, cultivateur, horticulteur, arboriculteur. L’Histoire retient Dunlop, Michelin, Renault, le pneu, la quinine. Ils oublient le touche-à-tout qui découvre les bacilles, fait fabriquer les vaccins, lutte contre le paludisme, initie les Vietnamiens à la vigne, aux fruits d’Europe.
Yersin s’en fiche. Son immense ferme lui rapporte suffisamment pour poursuivre son œuvre. Il ne sera pas enterré, dit Deville, dans la cour de l’Institut Pasteur à Paris, même si les deux Français les plus célèbres au Vietnam demeurent Pasteur et Yersin (on ajoutera peut-être un jour Bonaparte, dont les tactiques ont été adaptées aux guerres du XX° siècle par un admirateur de génie, le général Giap, aujourd’hui centenaire et futur génie tutélaire).
Deville, le soin de l’écriture, un travail minutieux à la fois de plume et de recherche, une utilisation très intelligente des mots et des correspondances de Yersin avec sa mère et sa sœur, l’ensemble offre un ouvrage dont chaque détour est une heureuse surprise. Talent, humour, sérieux, distance à l’égard de son héros, ce Suisse devenu français qui, lui-même, garde ses distances vis-à-vis des autres par souci d’indépendance. Yersin, au soir de sa vie, découvrira la poésie et reprendra ses traductions de grec et de latin. Puisant dans son immense talent, Deville lui rend l’hommage qu’il faut. Et le prix Fémina est veu couronner le tout.
Jean-Claude Pomonti (photographies de Nicolas Cornet)
Peste & Choléra, de Patrick Deville (Seuil)