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Chronique de Thaïlande : Colin-Maillard à Bangkok

En Thaïlande, les informations sensibles sont escamotées de la vue du public, mais certains pans de la société font pression pour une plus grande transparence.

Dans toutes les sociétés, les tenants du pouvoir, les agences étatiques et les corporations d’affaires publiques ou privées recherchent, à un degré plus ou moins élevé, l’opacité sur leurs activités, tout particulièrement quand celles-ci sont  répréhensibles. Le public n’a pas à savoir, il n’est pas assez instruit pour cela. Ce serait même dangereux pour lui et pour la stabilité nationale. Les informations importantes ne sont partagées que par des petits groupes, ceux-là mêmes auxquels on peut « faire confiance », en haut de la pyramide. Car, c’est un refrain bien connu en sciences politiques : l’information c’est le pouvoir, et trop d’information à destination du public nuit au pouvoir. Le problème avec le manque de transparence, quand il est érigé en règle dans un pays, est que, lorsque l’information filtre, la surprise et la déception sont à la mesure de l’ignorance qui avait prévalu jusque-là.

De récents évènements en Chine l’illustrent : la chute de Bo Xilai, le parrain de Chongquing, après des décennies d’ascension politique jusqu’au sommet de l’Etat communiste, ou encore la révélation, par le  New York Times, de l’étendue de la fortune de la famille du Premier ministre chinois Wen Jiabao – une fortune accumulée depuis qu’il est devenu vice-Premier ministre en 1998. Il n’est guère étonnant que ni les autorités chinoises ni la famille de Wen Jiabao n’aient voulu commenté ces informations et que, depuis cette publication, le site du New York Times ait été bloqué en Chine, de même que tous les comptes twitter citant le nom de Wen Jiabao et des membres de sa famille.

Les autorités de Thaïlande et certains acteurs économiques dominants pensent aussi que la transparence est nuisible. Mais là où il y a une différence avec un Etat à tendance totalitaire comme la Chine est que le gouvernement thaïlandais ne peut guère contrôler les réactions de la société civile et des médias, principaux relais du public. Ni contrer la déception et la colère ressenties lorsque le rideau d’opacité est levé. Le scandale immédiatement après l’attribution à la mi-octobre de fréquences pour les téléphones portables 3G aux trois principaux opérateurs téléphoniques du pays en est un exemple : la collusion entre les opérateurs et le régulateur – la Commission nationale des télécommunications et de la diffusion – pour accorder ces licences au rabais était par trop flagrante. D’autres cas récents sont plus mitigés. L’enquête pour malversation financière contre un journaliste vedette de la Chaîne 3, Sorayuth Suthassanachinda, a été peu commentée dans la presse et le Matichon Hebdo a même donné l’impression qu’il n’était pas correct d’y procéder. Seuls certains journalistes et plusieurs associations professionnelles de journalistes ont pris le dossier à bras le corps, promettant de faire la lumière sur les agissements de Sorayuth, pourfendeur quotidien des injustices sur le petit écran. Celui-ci, roi de la transparence soudainement plongé en eaux troubles, se tient coi, réagissant agressivement aux questions inquisitrices et se dissimulant derrière le secret de l’instruction.

En Thaïlande, le contrôle des médias par les pouvoirs en place ou leurs mandataires permet de limiter les reportages trop hardis sur des sujets sensibles. Le gouvernement contrôle trois chaînes hertziennes de télévision, les militaires deux. La dernière, une chaîne publique, se montre prudente sur les thèmes les plus explosifs. La consigne de ne « pas faire de vagues » reste répandue, y compris dans une bonne partie de la presse écrite. Il y a trop de tabous à respecter, trop de vérités délicates, trop de dossiers sensibles. Dans la foulée de l’adoption de la « constitution démocratique » de 1997, une loi sur l’information avait tenté de protéger le droit du public de savoir en lui permettant de réclamer légalement la publication de certains documents. Mais comme l’a dit lors d’un récent séminaire l’universitaire Rangsan Thanapornphan, cité par le quotidien Bangkok Post, «l’information est un outil puissant de la bureaucratie politique thaïlandaise. Dès lors le secret est le principe clé de cette loi et non pas le droit de savoir». Ainsi, la loi ne permet pas de réclamer la publication de documents concernant le Parlement, l’appareil judiciaire ou même des documents concernant le secteur privé mais qui pourraient, selon les autorités, « affecter l’intérêt public ». Les combats actuellement menés par des groupes de la société civile et des journalistes consciencieux sur de nombreux fronts permettront de voir si, comme le chantait Jacques Dutronc, cigare aux lèvres, dans les années 60, «Colin-Maillard et Tartampion sont (toujours) les rois de l’information».

 

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Analyse Société Thaïlande

Chronique siamoise : le poids terrible de l’index accusateur

Un chiffonnier, suspecté d’avoir lancé du produit désinfectant au visage de plusieurs personnes, a été présenté par la police à la presse selon un rituel bien rodé.

C’est une scène dont raffolent les médias et la police thaïlandaise, une scène soigneusement mise au point comme le serait un rituel religieux ou une audience au tribunal. Le «suspect» est assis au milieu derrière la table, entouré de ses victimes, avec dans le dos une haie serrée d’officiers de police, tous faisant face aux flashes des photographes. Lui, c’est Rachan Theerakitnukul, 49 ans, un chiffonnier, un saleng, qui ramasse les vieux journaux et les bouts de ferraille – la lie de la société thaïlandaise. De quoi est-il accusé ? D’avoir vaporisé le visage d’une trentaine de personnes, dont, soulignent avec horreur les médias du Pays du sourire, une étrangère, avec un produit désinfectant pour les toilettes. Ce petit fait de société qui laisserait indifférent ailleurs a, ici, passionné une bonne partie des médias, lesquels durant une dizaine de jours ont tenu leur lectorat en haleine avec le récit de l’enquête policière pour retrouver le «lanceur d’acide», devenu une sorte de Jack the Ripper tropical.

Parmi la multitude des détails sur la façon dont ce Landru embusquait ses victimes, quelques lignes sur ses motivations telles qu’il les explique : «la discrimination sociale», «les insultes par des gens de la société». «Cela m’a mis à bout», dit-il le regard plein de repentance. Comme les amulettes bouddhiques qui n’acquièrent leur pouvoir qu’une fois investies par une cérémonie appropriée, cette scène ne peut prendre vie que si un rituel particulier est suivi, celui du «doigt accusateur» (ji niou). En Thaïlande, pointer quelqu’un du doigt est une grave insulte, désigner de l’index une statue de Bouddha peut vous jeter dans des ennuis sérieux. «Pointer avec un doigt quel qu’il soit (…) est approprié strictement pour les objets non humains. Seuls les plus bas et les plus méprisables des hommes le souffriront, et seuls les plus puissants et les plus arrogants l’infligeront», écrit Mont Redmond (1). Rachan le ferrailleur, déjà au plus bas de l’échelle, est enfoncé plus bas encore par la honte de ses méfaits. Les victimes thaïlandaises obtiennent une petite revanche contre le sérieux désagrément infligé (certaines ont eu la peau abîmée, les dommages aux yeux auraient pu être sérieux) en pointant ce terrible doigt accusateur. Elles disent à la victime étrangère d’assouvir aussi sa vengeance, de tendre l’index, mais celle-ci ne comprend pas le rituel. Farang phut yak ! (ils n’y comprennent rien, ces Farangs). «Pour la caméra», insistent les Thaïlandais. Alors hésitante, l’air désarçonnée, l’Européenne pointe le doigt, à droite, à gauche, devant elle vers les ustensiles du chiffonnier… Tout cela manque un peu de conviction.

Le suspect, lui aussi, peut pointer le doigt, mais uniquement vers des objets ou des lieux, lors de la «reconstitution», deuxième acte indispensable de ce théâtre médiatico-policier : le panneau «Lat Prao Soi 26», la passerelle où il attendait ses innocentes victimes… Les objets, les lieux, ne s’offusquent pas, ils n’ont pas de face, ils sont devenus les complices du misérable. Les mains jointes dans un wai permanent, Rachan répond, docile et contrit, aux questions qui fusent des reporters, lesquels semblent se repaître de son désarroi comme des loups devant une brebis galeuse. Rachan réalise la folie de son geste, de cette rébellion insensée contre la violence structurelle qui impose aux pou noï (petites gens) ne de pas tenter de sortir la tête de l’eau. Des images passent dans sa tête : les conducteurs de limousines qui le klaxonnent avec véhémence quand sa charrette à pédales freine la circulation, les mots blessants lancés par ceux à qui il demande s’ils ont des cartons ou des objets usagers à lui donner… Sur la chaîne de télévision TNN, des présentatrices commentent l’affaire : «il faut reconnaître que la vie est parfois dure pour ces gens-là. Mais tout de même, ce n’est pas une raison pour causer des ennuis aux autres». Et c’est vrai, les attaques dont il est accusé sont des méfaits sérieux. S’il est condamné, il est d’ailleurs passible de quatre ans de prison. En Thaïlande, il est permis de pointer du doigt des êtres humains, mais dans une direction seulement, de haut en bas.

(1) Wondering into Thai Culture, Mont Redmond, Redmondian Insight Enterprises, Bangkok, 1998