A Bangkok, l’automobiliste règne sans partage, bien loin de la quasi-dictature exercée par les piétons et les cyclistes à Genève.
Lors d’un récent séjour à Genève, j’ai été forcé de constater le piètre statut que la cosmopolite cité calviniste octroie aux automobilistes. Un incident, en particulier, m’a chagriné. J’arrivais à Genève par la rue de Lausanne, une des longues artères genèvoises qui aboutit à la gare ferroviaire centrale. Arrivé à hauteur de la gare, j’étais en vue de mon hôtel, situé à 100 mètres du feu rouge, dans la poétiquement nommée rue Chantepoulet. Las ! Une pancarte m’intimait l’ordre de tourner à droite, m’obligeant à contourner le bloc. Mais c’était sans compter sur la diligence des autorités romandes : il me fallut pratiquement sortir de Genève, avant de pouvoir faire demi-tour et parvenir enfin, à bout de nerfs, à l’hôtel. Au milieu de la longue rue de Servette, bordée de deux pistes cyclables et dotée de deux voies pour le tramway urbain, j’avais failli commettre l’irréparable : opérer un demi-tour rageur à la thaïlandaise, coupant, au mépris de tous les principes de l’Etat de droit helvétique, les rails importuns. Mais, la raison a prévalu : les sourcilleux constables suisses n’auraient pas manqué de m’épingler. Et ensuite, l’amende, la prison, le déshonneur…
Imaginez la même situation à Bangkok. L’agent de police au mieux aurait détourné le regard, au pire demandé un ou deux billets pour fermer les yeux : une attitude qui contente toutes les parties. Plus tard, dans la froide soirée genèvoise, un ami me confiait autour d’un verre de Cahors son sentiment sur les autorités de sa ville : “ils veulent dégouter les automobilistes”. Genève est, de fait, une ville pour les piétons, les cyclistes et les usagers des transports collectifs. L’automobiliste y étouffe, cantonné à une seule voie, coincé par un nombre inconcevable de sens unique et d’interdictions de tourner, pertubé par un système cryptique de feux rouges. Passe encore qu’il faille s’arrêter aux passages cloutés pour laisser passer le piéton bien conscient de ses droits, sous peine que celui-ci vous foudroie d’un regard offensé. Mais la voiture a besoin d’espace, de passe-droits, d’une certaine liberté en somme.
Bangkok a bien compris cela. L’automobiliste y respire, il y est chez lui. Les piétons y sont remis à leur place. Ils se regroupent, forment une masse critique au bord des passages cloutés, implorent humblement le passage qu’ils ne conquièrent qu’au prix d’une longue patience. Ils crapahutent devant les voitures rugissantes comme des lapins pris dans des faisceaux de phares. Les trottoirs même leur sont réclamés : autos stationnées, vendeurs de brochettes et d’ananas, restaurants débordant sur les voies pédestres s’y affirment avec l’arrogance de ceux qui connaissent leurs droits. A l’embouchure de ma ruelle, il est presque impossible pour un humain de corpulence normale de progresser entre le gang de moto-taxis, les carrioles des colporteurs et le camion de livraison du Seven Eleven à moitié stationné sur le trottoir. La police et les officiers municipaux (thesakit) reçoivent des contributions de tous ces occupants. Le piéton, lui, ne paie rien. Et en plus, il voudrait qu’on lui laisse le passage !
Mais ne soyons pas excessifs : le modèle genevois n’a pas que des mauvais côtés ; Bangkok n’est pas toujours un paradis sur terre. Chacun peut apprendre de l’autre. L’envoi de constables hélvétiques pour se former dans la cité des anges et celui de policiers bangkokiens pour se recycler dans la capitale de Suisse romande devrait permettre de rendre l’une et l’autre plus vivable.